Il
ny a pas de génération spontanée du capital
Jean-Marie Harribey
Postface à Jacques Nikonoff,
La comédie des fonds de pension, Une faillite intellectuelle,
Paris, Arléa, 1999.
Le livre que signe Jacques Nikonoff est un acte de salubrité
publique. Alors que les économistes les plus en vue et les experts des
organismes internationaux tous plus libéraux les uns que les autres sont
mobilisés autour des grands groupes financiers et des compagnies dassurances
pour obtenir des Etats quils remettent en cause les systèmes de
retraites par répartition au profit de ceux par capitalisation, Jacques
Nikonoff ouvre une brèche décisive dans la mur de la pensée
corsetée. Simultanément, il redonne lespoir : lallongement
de lespérance de vie ne sera pas la catastrophe annoncée
pour peu que nous sachions repérer le problème principal à
résoudre la suppression du chômage et que nous soyons
résolus à mieux répartir le fruit du travail humain.
Mais ce livre nouvre pas seulement des voies politiques nouvelles et fécondes
en montrant que le choix dun système de retraites relève
dun choix de société. Il réunit également
les ingrédients pour quun débat théorique intelligent
puisse sinstaurer, et cela dans deux directions : dune part, le
capitalisme de plus en plus financiarisé aggrave considérablement
les risques de délabrements sociaux de toutes sortes partout dans le
monde ; dautre part, quels que soient le mode dorganisation sociale
et la manière dont est distribué le revenu global entre les classes
sociales ou entre les classes dâge, le travail est la seule source
de la valeur créée et disponible pour la répartition.
La financiarisation organise la montée du capital fictif pour faciliter
lappropriation de la richesse réelle
La finance est inhérente à léconomie capitaliste.
Parce que celle-ci est une économie monétaire. En son sein, la
monnaie est essentiellement linstrument de laccumulation du capital.
Sans la monnaie, les propriétaires des moyens de production ne pourraient
transformer la plus-value produite par le travail en profit et donc en accroissement
de leur capital. De plus, sans création monétaire, laccumulation
serait impossible parce quau cours dune période le capital
ne peut récupérer en vendant les marchandises produites que les
avances faites sous forme de salaires et doutils de production. Pour quun
profit accumulable puisse être réalisé, il faut que soit
mise en circulation une quantité de monnaie supérieure à
celle qui correspond aux avances précédentes. Par le crédit,
le système bancaire anticipe le profit monétaire représentant
le « travail vivant », comme disait Marx, approprié par le
capital. Le capitalisme ne peut donc se passer de financement.
Or, depuis plus de vingt ans, pour remédier à une rentabilité
du capital insuffisante dans un contexte de croissance économique faible,
la politique libérale a consisté à modifier le partage
de la valeur ajoutée entre les salaires et les profits, à lavantage
de ceux-ci. Le moyen fut le chômage devenu variable dajustement.
Cela enclencha un mécanisme infernal car plus le taux dexploitation
des salariés augmente, plus cela indique aux détenteurs de capitaux
que le taux de profit quils peuvent espérer est grand. La norme
de profit sélève donc progressivement, ce qui conduit les
actionnaires à exiger toujours plus de dégraissages et de licenciements,
mais, avec au bout du compte, une sanction inévitable : le profit étant
créé par le travail, la logique de rentabilité financière
bride laccumulation densemble du capital et la possibilité
de créer de la plus-value nouvelle. Lâpreté de la
concurrence pour saccaparer la plus-value existante en est la conséquence
de même que léclatement dune crise de surproduction
dégénérant en crise financière en Asie du sud-est.
On peut exprimer la même chose autrement : les richesses produites ne
provenant que du travail, la lutte pour le partage de ces richesses seffectue
sur un premier plan dans les entreprises entre salariat et patronat, et sur
un second plan sur les places financières entre détenteurs de
capitaux eux-mêmes en faisant monter les enchères boursières
; mais pour quentre ces derniers, le jeu ne soit pas à somme nulle,
ils exigent davantage des salariés. Parallèlement, les activités
industrielles et de services ont été redéployées
à léchelle mondiale pour profiter des coûts salariaux
moindres dans les pays encore peu industrialisés. Pour profiter de ces
écarts, le capital a exigé et obtenu que tous les obstacles à
sa liberté de circuler soient progressivement levés.
Ces phénomènes ont abouti à un énorme gonflement
des marchés financiers dont lobservation ne manque pas de surprendre
les citoyens assommés de commentaires sur la montée du CAC 40
ou du Down Jones : périodiquement, la bourse flambe et les discours senflamment.
Quest-ce quun marché financier ? Cest un marché
particulier où lon peut acheter sans avoir dargent et où
lon peut vendre ce que lon ne possède pas parce quil
sagit le plus souvent dun marché à terme : un opérateur
financier achète aujourdhui 1000 F dactions en sengageant
à payer dans dix jours car il parie à la hausse des cours ; le
dixième jour, il revend ses actions 1100 F ayant fait un bon pronostic
et il a fait un bénéfice de 100 F sans jamais avoir eu un sou
en poche. Mais son acheteur a opéré comme lui : promettre de le
payer plus tard. Le résultat est que la somme correspondant aux actions,
et qui senfle au fur et à mesure que les jours passent, ne sort
pas du circuit spéculatif. Sauf si lun des participants décide
de réclamer sa liquidité, de « prendre ses bénéfices
». La spéculation à la hausse sarrête alors.
Si tout le monde veut toucher sa liquidité en même temps, le mouvement
inverse démarre. Sil ny avait pas de marchés à
terme sur lesquels séchangent des produits réels, des titres
financiers ou des produits dérivés, il y aurait immédiatement
un gagnant et un perdant. Avec les marchés à terme, tout financier
peut espérer raisonnablement être gagnant, et ce dautant
plus que les titres changent souvent de mains. Sur de tels marchés, tous
les opérateurs promettent de payer plus tard et chaque fois quils
vendent des titres, ils nencaissent pas le montant et remettent en jeu
leur argent en quelque sorte virtuel. Qui sont ces opérateurs ? Essentiellement
les fonds de couverture (les fameux hedge funds), les fonds mutuels et les fonds
de pension bien analysés par Jacques Nikonoff. Par la quantité
dactions quils détiennent dans le capital des grandes sociétés
multinationales, ils ont acquis une telle puissance financière que, lorsquils
se livrent à des transactions, celles-ci se déroulent entre eux.
Quadvient-il alors ? Le prix des actions ne peut que monter pour éviter
une perte à tel ou tel fonds spéculatif, et cette montée
est sans commune mesure avec laccroissement de la production dans les
entreprises dont les titres sont ainsi échangés. Ainsi se met
en branle le mécanisme appelé bulle financière qui nest
que du capital fictif.
Lorsquon entend dire que plusieurs centaines de milliards de dollars se
sont évaporés, sont partis en fumée, ou ont été
perdus lors dun krach boursier, cest une grossière erreur
ou manipulation. Lessentiel de ce qui se dégonfle, cest le
grossissement fictif précédent : pas plus que celui-ci ne représentait
un accroissement réel des richesses matérielles, le dégonflement
ne représente un appauvrissement réel. Sauf si le mouvement de
dégonflement, entraîné par la spirale, fait descendre les
titres au-dessous de la valeur représentative des richesses réelles
et provoque lappauvrissement de trop de détenteurs de capitaux
qui décident alors de faire fermer les industries et les commerces dans
lesquels ils ont investi et de licencier en masse.
Les soubresauts financiers, nayant apparemment que peu de liens avec lévolution
de léconomie réelle, ont accrédité lidée
que la finance serait devenue autonome par rapport à la sphère
productive. Quen est- il exactement ?
Le travail est la seule source de la valeur créée et disponible
pour la répartition
Comment se fait-il que depuis 15 ans le Down Jones ait augmenté denviron
700% alors que dans le même temps la production américaine na
augmenté que de 60% ? Comment se fait-il que le CAC 40 ait augmenté
de près de 30% en 1997 et dautant en 1998, alors que la production
française naugmente que de 2 à 3% par an ?
Si jachète des actions aujourdhui et que je les revends demain
plus cher après avoir parié à la hausse, cest que
quelquun ma vendu ce même jour soit parce quil a parié
à la baisse dici demain, soit parce quil avait parié
hier à la hausse et quil a bien parié. Dans le premier cas,
lun va gagner ce que lautre va perdre, dans le deuxième cas,
mon vendeur a gagné entre hier et aujourdhui et moi je gagnerai
entre aujourdhui et demain si la hausse se poursuit. Comment est-il possible
que tous les détenteurs de capitaux gagnent à la fois et que leur
enrichissement grandisse plus vite que la production, indépendamment
de lagrandissement fictif qui se dégonfle à léclatement
de la bulle spéculative ? Comment expliquer quils puissent senrichir
réellement simultanément tous à certaines périodes
plus rapidement que naugmente la production ? Y aurait-il un miracle du
capital qui engendrerait de lui-même à léchelle du
monde un capital encore plus grand ? Non, il ny a pas de génération
spontanée du capital.
La seule réponse est que la répartition de la valeur ajoutée
dans le monde sest modifiée à lavantage du capital
et au détriment du travail. Quand Renault ferme Vilvorde, les coûts
salariaux sont comprimés, donc, pour une même production, la part
qui va aux profits augmente et laction monte en Bourse. Ce nest
pas la preuve comme tentent de le faire croire la plupart des commentateurs
que le capital fait du profit sans travail, cest la preuve quil
partage encore plus à son avantage le gâteau fabriqué par
le travail de plus en plus productif.
La conclusion est que le capital est libre de ses mouvements, mais il nest
en aucune manière autonome vis-à-vis du travail qui seul crée
de la valeur ajoutée nouvelle. Cest la raison pour laquelle les
multinationales se proposaient par lAccord Multilatéral sur lInvestissement,
concocté secrètement au sein de lOCDE, de ligoter les Etats
pour éviter toute remise en cause du rapport de forces entre capital
et travail, rapport de forces qui est à lavantage du premier grâce
au chômage frappant le second.
Voilà pourquoi lidéologie économique dominante laisse
penser que le travail a disparu en tant que créateur de richesses : alors,
on peut mieux justifier un partage inégal des richesses à lavantage
des rentiers. La « productivité du capital » nexiste
que dans limaginaire capitaliste. Cest le travail qui devient de
plus en plus productif, sous leffet du savoir de plus en plus grand et
des outils de plus en plus performants. Et cest bien de la réappropriation
collective de cette productivité dont il sagit lorsquon réclame
une forte réduction du temps de travail. LAMI visait à empêcher
la répartition collective des richesses créées par le travail
humain.
Lobjectif de généraliser à lensemble de la
planète des systèmes de retraites par capitalisation procède
de la même intention. Dans un premier temps, les partisans des fonds de
pension propagent lidée fausse selon laquelle un mode de financement
des retraites peut remédier à un déséquilibre démographique,
sans comprendre que, quel que soit le système et à tout moment,
les actifs font vivre les inactifs, et sans voir que la productivité
du travail progresse plus vite que ne se détériore le rapport
actifs/inactifs. Dans un second temps, ils font miroiter la possibilité
pour tous les revenus de saccroître en même temps dun
taux supérieur au taux de croissance de léconomie globale,
ce qui est rigoureusement impossible. Lorsque les deux mystifications précédentes
se découvrent, ils finissent par suggérer de partir dans une nouvelle
conquête du monde : en plaçant les sommes épargnées
dans les pays pauvres se développant rapidement, le « retour sur
investissement » serait important car la main duvre y est
payée faiblement. A lindigence intellectuelle sajoute le
cynisme politique le plus grossier. Enfin, les partisans de la capitalisation,
libéraux résolus pour la plupart, invoquent curieusement un argument
nationaliste : la création de fonds de pension français permettrait
de faire reculer linfluence des fonds américains dans les entreprises
françaises. Qui peut douter que les fonds français adopteraient
une stratégie de rentabilité financière similaire à
celle des fonds américains plus chevronnés ? Qui peut penser que
lexigence financière exprimée par des gestionnaires français
se traduirait par moins de compressions de personnel ou de salaires que si cela
était le fait de gestionnaires étrangers ?
En réalité, la campagne en faveur de la capitalisation est le
dernier avatar du vieux rêve libéral dassocier le travail
à sa propre aliénation. En faisant du salarié un petit
actionnaire, on lui ôte une partie de sa combativité. En faisant
des salariés les mieux rémunérés des rentiers petits
et moyens, on attache durablement lencadrement à la culture dentreprise.
Mais quel salarié nest pas à même de comprendre quen
souhaitant une rente la plus élevée possible, il contribuerait
à fragiliser son propre emploi et à condamner celui de son enfant
qui devrait pourtant le faire vivre plus tard par son travail ?
Au total, la pression exercée pour organiser le recul des systèmes
de retraites par répartition et leur remplacement progressif ou partiel
par des systèmes par capitalisation traduit la volonté des puissances
financières de créer un véritable marché de la protection
sociale, aujourdhui les retraites, demain la santé, et peut-être
un jour un marché de léducation. Par là-même,
elles espèrent drainer des masses dargent considérables
qui leur échappent encore et qui constituent un formidable enjeu dans
la bataille pour les prises de contrôle, les fusions, les acquisitions
dont la bourse est le théâtre quotidien. La main mise sur ces sommes
ne constituerait pas une aubaine pour le développement humain dans le
monde mais augmenterait les risques de déstabilisation économique
et financière dont les premiers à pâtir seraient, nen
doutons pas, les habitants les plus pauvres des pays pauvres comme des pays
riches. Lappétit de la finance est dautant plus stimulé
que, par ailleurs, la privatisation de la monnaie est en cours avec la généralisation
de lindépendance des banques centrales, garante aux yeux des opérateurs
financiers de la pérennité de la lutte contre linflation
dangereuse pour la rente financière.
Il y a quelque chose de religieux, de magique dans la fascination exercée
par la finance : le gain boursier apparaît comme le fruit dun miracle.
Cest la multiplication, non plus des petits pains dans le désert,
mais de largent dans la corbeille. A côté de lappât
du gain qui constitue le mobile immédiat, un mythe se forme et devient
tout-puissant : le mythe de lenrichissement sans fin, gage déternité.
Le capital devient un dieu, infini et nayant dautre source quen
lui-même. Dès lors, un ersatz déternité est
promis aux personnes âgées par le truchement de leur pension. Nul
nest dupe de cette promesse et pourtant elle suscite une foi certaine
: rassurerait-elle en éloignant le spectre de la mort ?
On promet aux retraités la bourse et la vie alors quil faut véritablement
choisir entre les deux. Comme laccès à la bourse nest
pas possible pour tous, il porte en germe laggravation des inégalités.
Pour rendre la vie en société soutenable, les solidarités
de base doivent donc être préservées et développées
: la protection sociale universelle en est un moyen essentiel. Mais celle-ci
est menacée financièrement par le chômage qui est lui-même
un produit de la logique de rentabilité que certains veulent introduire
partout. Les retraites seront sauvées ou perdues en même temps
que lemploi.
Par quel étrange stratagème réussit-on à apeurer
les habitants des pays qui nont jamais été aussi riches
en répandant lidée que lon va manquer de ressources,
alors quelles ne cessent de croître ? Par quel tour de passe-passe
réussit-on à culpabiliser les habitants des pays qui devraient
verser à lavenir 16% de leur PIB aux personnes âgées,
alors que celles-ci représenteront 25% de la population ou davantage
? Sil y a scandale, il est dans lautre sens que celui indiqué
le plus souvent. Vaincre le chômage pour les jeunes et les adultes et
donner une place digne aux « vieux » constituent véritablement
un choix de civilisation.