Consommer
ou épargner ?
Jean-Marie
Harribey
Politis, n° 808, 1er juillet 2004
Les gesticulations
du Ministre de léconomie auprès des grandes surfaces pour
quelles baissent leurs prix afin de relancer la consommation illustrent
bien les contradictions dun système économique défaillant,
les incohérences des politiques libérales et la démagogie
de leurs promoteurs.
Que nous disait-on il y a un an pour justifier la contre-réforme des
retraites ? « Epargnez pour vos vieux jours, les retraites par répartition
ne suffiront pas ! » Nous avions beau rétorquer quépargner
(surtout dans des fonds de pension) ne constituait pas une source de richesses
supplémentaire, rien ny faisait : nous étions invités
à croire au miracle de la génération spontanée.
Que nous dit-on aujourdhui ? « Vous épargnez trop, consommez
! » Consommer ou épargner ? Il faudrait savoir car cest comme
boire ou conduire, ou bien on choisit, ou bien on se tue. A moins dun
miracle, un de plus : « Endettez-vous ! » Nous avions pourtant cru
entendre le Premier ministre susurrer à la France den bas quil
entendait gérer lEtat comme un bon père de famille, cest-à-dire
sans accumuler de dette. Maintenant, puisquil nous dit que les ménages
doivent sendetter, va-t-il engager lEtat dans la même voie
?
Le Ministre de la santé, qui vient de Lourdes, ne croit pas aux miracles,
il les fait. Et il sermonne : « Soyez responsables, consommez moins de
soins ! » Qui faut-il écouter : Douste ou Sarko ? Cest alors
que le premier eut une apparition drapée dans les habits du Grand Commandeur
du Medef : « Consommez tout ce que vous voulez à condition que
ce soit à votre charge, et si vous craignez les gros risques, prenez
une assurance privée ! »
En matière
dembrouillamini, il est difficile de faire mieux. Qui épargne jusquà
faire de la France la championne du monde du taux dépargne brute
avec 16,7% du revenu national ? Ce sont surtout les classes riches qui sont
déjà saturées de consommation. Encourager les riches à
consommer encore davantage en leur diminuant les impôts est la marque
dun cynisme grossier pendant que sont battus les tambours de la semaine
du développement durable. Et exhorter les rmistes ou rmastes, les chômeurs,
les salariés précaires, les salariés payés autour
du SMIC (ce qui, mis bout à bout, représente au moins la moitié
du salariat) à consommer relève de lindécence ou
de la bouffonnerie.
Consommer
ou épargner est lun des dilemmes les plus célèbres
de léconomie politique. La réponse libérale orthodoxe
est de dire que ce choix ne pose aucun problème car la part du revenu
qui nest pas consommée est automatiquement utilisée pour
investir ; lépargne nétant jamais thésaurisée,
aucune surproduction nest possible. On sait ce quil en est de cette
niaiserie : elle conduit au désengagement public pendant que les crises
capitalistes sont récurrentes et que le chômage enfle.
Pis encore, les deux termes de ce choix apparent sont aujourdhui obsolètes.
Inciter les classes riches à toujours plus consommer condamne au suicide
écologique et les inciter à placer leur épargne en produits
spéculatifs de toutes sortes crée les conditions dun renforcement
du poids de la finance sur léconomie, cest-à-dire
au détriment des travailleurs, et, au final, conduit à linstabilité
mondiale.
Les pitreries gouvernementales ont tout de même une certaine cohérence
: enrichir les riches en augmentant la pression sur les pauvres et désocialiser
une part croissante de la richesse totale en privatisant les retraites et la
santé. Au nom de léquilibre des finances publiques : celles
de lEtat et de la Sécurité sociale. Au nom aussi du principe
des vases communicants : ce que lEtat ou la Sécu dépensent
en trop viendrait en déduction des dépenses des ménages
et des entreprises. Mais ce sont les communicants libéraux qui sont vaseux.
Parce que le déficit public nest que la contrepartie des excédents
de profits des industries pharmaceutiques ou des rentes versées aux détenteurs
de bons du Trésor. Parce que la dépense des collectivités
publiques est en fait un investissement pour lavenir, créateur
de richesses. Parce que lhorizon de lEtat nest pas borné
comme celui des ménages ou des entreprises privées : sa durée
de vie étant a priori sans limite, sa dette court indéfiniment
à condition quil sache répondre aux besoins sociaux et que
le taux dintérêt soit le plus faible possible, pour ne pas
dire nul car la rémunération du capital na aucune justification
théorique et politique.
Consommer ou épargner ? Consommer avec modération ainsi que le préconise la loi Evin mise peu à peu en lambeaux. Epargner la nature, sépargner soi-même, réduire le temps de travail. Bref : « Economisez-vous ! » Surtout en vacances. Le reste de lannée, sinvestir dans le mouvement social serait sans doute une bonne façon dappliquer le principe de précaution bientôt constitutionnel.