Le
pétrole de la crise
Jean-Marie
Harribey
Politis,
n° 822, 21 octobre 2004
Depuis
plus de 30 ans, le pétrole revient régulièrement à
la une de l’actualité. La crise économique que vécut
le capitalisme au cours des années 1970 fut attribuée aux «
chocs pétroliers » de 1973 et de 1978-79, c’est-à-dire
au quadruplement, puis au triplement du prix de la matière première.
Après une tendance plutôt orientée à la baisse en
termes réels pendant les deux dernières décennies, le prix
du baril a franchi les 50 dollars et peut-être approchera-t-il bientôt
les 60 dollars, faisant craindre aux contemplateurs de la croissance économique
mondiale un arrêt de celle-ci.
Or plusieurs
mythes entourent l’histoire mouvementée du prix du pétrole
et de ses relations avec l’évolution de l’économie.
Le premier porte sur les raisons profondes de la crise structurelle du capitalisme
des années 1970. A partir de 1965, le taux de profit des sociétés
non financières aux Etats-Unis déclina, passant en moyenne d’un
peu plus de 10% en 1965 à 8% en 1970, puis à 5,5% en 1985, soit
une baisse de moitié, le redressement ne s’opérant qu’ensuite,
lorsque les politiques néo-libérales produisirent leurs effets.
La même tendance exista en Europe avec un décalage d’environ
cinq ans, la baisse des taux de profit ne s’amorçant que vers 1970.
Ce fut le cas en France où le taux de profit des sociétés
non financières passa de 8% en moyenne en 1970 à moins de 4% en
1980. Ainsi, le capitalisme avait connu une détérioration de sa
mécanique d’accumulation, dont le taux de profit est la variable-clé,
bien avant les chocs pétroliers. On peut même penser que ceux-ci
furent une conséquence du dérèglement global annoncé
par l’effondrement du système monétaire international en
1971.
Le second
mythe a trait au caractère accidentel attribué généralement
aux évolutions erratiques du prix du pétrole. En 1973, on ne sut
voir que la guerre du Kippour, et depuis 1990 on est obnubilé par les
conflits désastreux contre l’Irak, puis en Afghanistan et de nouveau
en Irak, qui font craindre que tout le Moyen-Orient ne bascule dans la guerre.
La volatilité du cours du baril pendant ces années, tantôt
à la baisse, tantôt à la hausse, accrédite d’ailleurs
l’idée que la cause majeure de ses fluctuations réside dans
les évènements politico-militaires et dans les phénomènes
spéculatifs qui en découlent selon les rapports de forces entre
pays producteurs et pays consommateurs ou entre multinationales et Etats. Et,
c’est sans doute vrai pour les fluctuations de court terme. Mais ce que
cachent celles-ci, c’est la tendance lourde qui s’installe derrière
et qui ne pourra que s’accentuer dans l’avenir : le pétrole
est en voie d’épuisement dans un horizon de 40 à 50 ans.
Pour une fois que la loi de l’offre et de la demande a un sens, les adorateurs
du dieu Marché devraient y voir un signe propre à les faire réfléchir
sur les risques encourus à cause d’un mode de développement
orienté par la quête perpétuelle de rentabilité et
concentré sur une minorité de la population mondiale, au mépris
de toute considération écologique ou sociale.
Un troisième mythe doit être dissipé. Tant que la demande de pétrole reste peu sensible à son prix, son renchérissement n’a pas en lui-même d’effet direct sur la croissance économique puisque l’équilibre du marché pétrolier se fait par ajustement du prix et non par rationnement de la quantité qui, lui, en diminuant le flux d’énergie disponible, aurait un effet récessionniste immédiat. Si celui-ci se produit quand même, c’est parce que la modification du prix entraîne une nouvelle répartition de la richesse mondiale et que les investisseurs hésitent à engager leurs capitaux dans un climat plus incertain. Le capitalisme est donc confronté aujourd’hui à des contradictions inédites. L’accaparement des richesses, tant matérielles que financières ou intellectuelles, se heurte à l’aspiration au mieux-être de tous les humains dont les besoins essentiels ne sont pas satisfaits, et cela dans un contexte où apparaissent les limites de la planète. Le projet de transformer en marchandise pour en tirer profit toute activité humaine, toute connaissance et toute ressource naturelle, est incompatible avec la justice.
Si les mots ont encore un sens, il s’agit d’une crise non conjoncturelle, mais véritablement systémique. Crise économique car la marchandisation infinie est impossible, crise politique car l’insolence des dominants bafoue la démocratie, crise de légitimité car l’alternative offerte par le capitalisme est l’épuisement de la planète ou le maintien dans la pauvreté des deux tiers de l’humanité. On nous dit que nous vivons une « crise du pétrole ». Nous serions mieux avisés de reconnaître plutôt que le pétrole n’est que le symptôme d’une crise plus profonde. Nous sommes confrontés au « pétrole de la crise », c’est-à-dire nous connaissons maintenant le pétrole du temps de la crise.