Retraites
: en finir avec la confusion
Jean-Marie Harribey
LHumanité,
22 avril 2002, sous le titre « Retraites : qui paiera ? »
Le débat
sur les retraites et lépargne salariale nage dans la plus grande
confusion. Parce que ce débat cache un enjeu de société
fondamental, il serait souhaitable den finir une fois pour toutes avec
les multiples erreurs et contre-vérités. Une élémentaire
rigueur scientifique devrait permettre de considérer avec sérénité
les points suivants.
1. Le premier
est décisif car de lui dépend la cohérence des autres.
La différence entre un système de retraites par répartition
et celui par capitalisation ne tient pas à lorigine des ressources
pour les financer. Ce sont les actifs qui font toujours vivre par leur activité
productive les inactifs ; dans les deux cas, ce sont eux qui « paient
». Ce qui apparaît évident lorsque les retraites sont versées
immédiatement après prélèvement de cotisations sociales
est dissimulé avec les fonds de pension. Mais les rentes que ces derniers
versent à leurs souscripteurs sont prélevées sur le flux
de revenu global engendré par les travailleurs actifs et non sur un stock.
Un consensus social est nécessaire à la solidarité entre
générations dans un système de retraites par répartition.
Un autre « consensus » est nécessaire dans un système
par capitalisation pour que les salariés acceptent de gré ou de
force que les détenteurs de capitaux prélèvent une part
supplémentaire de la richesse produite.
2. Sous
peine derreur de raisonnement, il convient de comparer laugmentation
du nombre dinactifs (jeunes et vieux) par rapport aux actifs avec lévolution
de la productivité du travail lorsque la population totale varie peu
et que seule sa structure par âges change. Or cette augmentation du rapport
inactifs/actifs sera, selon les prévisions officielles, de 25% en 40
ans, cest-à-dire de 0,56% par an en moyenne. Laugmentation
du nombre de retraités par rapport aux actifs sera, quant à elle,
de 75% en 40 ans, cest-à-dire de 1,41% par an. Jamais la productivité
na cru moins vite que 1,41% et a fortiori que 0,56% par an. Nous
ne souffrirons donc pas dune insuffisance de richesses. Même le
rapport Charpin (p. 144) la reconnu.
3. Aussi
le tintamarre entendu au sujet des retraites a-t-il pour but de rendre invisible
le pari des classes possédantes et de leurs porte-parole : les futurs
gains de productivité passeront sous le nez de la majorité des
salariés et des anciens salariés. Le pari est que laccaparement
des gains de productivité par les revenus du capital qui a prévalu
depuis vingt ans perdurera encore pendant les quarante prochaines années.
Nous souffririons alors dune répartition injuste des richesses.
4. Si le
montant des retraites à verser en 2040 triple par rapport à aujourdhui,
cela représentera un montant identique (environ léquivalent
de 540 milliards deuros pour la France) quel que soit le système
auquel simpose la même évolution démographique. La
capitalisation ne pourra donc jamais être une solution collective. En
revanche, elle pourra être un problème collectif. De deux manières.
Par laccentuation des inégalités sociales sil ny
a pas de faillite boursière. Par la ruine des retraités sil
y a faillite boursière.
5. Laugmentation
des cotisations sociales pour arriver à un prélèvement
total de 540 milliards en 2040 est présentée comme impossible.
Comment un prélèvement de même montant deviendrait-il possible
sous formes de primes dassurances-retraites ou de vente de titres financiers
? La contradiction du raisonnement libéral est une mystification.
6. Des systèmes
par répartition et par capitalisation ne sont pas compatibles à
long terme parce que la rentabilité maximale du second ne peut passer
que par le recul des salaires et de lemploi à la base du premier.
Sauf si, en sinscrivant dans la logique de la financiarisation du capitalisme
mondial, on espère tirer parti de placements effectués dans des
régions du monde moins développées mais où la population
est plus jeune et est sous-payée. Mais alors, il sagirait du laminage
des salaires et de lemploi chez les autres encore plus mal lotis. Cest
malheureusement le choix fait par une certaine gauche qui nhésite
pas à affirmer quil faut faire payer nos retraites par les Chinois,
ou, plus pudiquement, quil faut que nous investissions à lextérieur.
Cest un appel à la spoliation impérialiste.
7. Le projet
dallongement de la durée de cotisations à 40, puis à
42,5 et 45 ans, qui équivaut à augmenter la durée du travail
sur lensemble de la vie, est irresponsable tant que le chômage na
pas été éradiqué. Il ferme les yeux sur lentrée
de plus en plus tardive dans la vie active, dautant plus que le chômage
reste important. Il oublie la pratique des entreprises de se débarrasser
prématurément des actifs au-delà de 55 ans. Il va à
rebours de lévolution historique depuis deux siècles qui
consiste à utiliser une partie des gains de productivité à
diminuer le temps de travail. Bref, ce projet vise à reporter sur une
masse salariale considérée comme intangible, en dépit des
gains de productivité, la charge supplémentaire due à lévolution
démographique.
8. Même si les dispositifs juridiques adoptés peuvent retarder
quelque peu la convergence des fonds de pension et des fonds dépargne
salariale, la logique qui est à luvre est identique. En effet,
lorsquune part de la rémunération salariale est attribuée
sous forme dabondement dans les fonds dépargne, voire de
stocks-options, deux effets pervers surgissent. Les organismes de protection
sociale sont privés dune fraction des cotisations sociales. Et
la rupture entre lévolution des salaires et celle de la productivité
est entérinée. On sait combien cette rupture enclenchée
par les politiques libérales daustérité de ces vingt
dernières années a détérioré la part de la
masse salariale dans la valeur ajoutée (en France, 10 points de PIB,
soit 150 milliards deuros par an, presque léquivalent des
retraites actuelles).
9. Lalternative
qui soffre à la gauche nest pas entre un système de
répartition condamné si lon ne travaille pas 45 ans et une
organisation mixant répartition et capitalisation. Lalternative
qui soffre véritablement à la gauche est daccentuer
la financiarisation de la société qui signifie un partage de la
valeur ajoutée au détriment du travail et en faveur du capital,
laccentuation des inégalités dans le monde et la soumission
de la protection sociale à la règle de la rentabilité,
ou bien de renforcer la protection sociale en répartissant équitablement
les gains de productivité futurs pour que la masse salariale progresse
au rythme de ceux-ci. La hausse des cotisations ne posera alors aucun problème,
surtout si les profits sont mis à contribution et si le chômage
recule. Dailleurs, le recul du chômage et le financement des retraites
relèvent tous deux dune répartition équitable des
gains de productivité.
10. On en
vient au dernier point qui rejoint le premier. Sans doute le plus difficile
à comprendre pour tous ceux qui croient aux miracles boursiers et, plus
généralement, aux vertus prolifiques du capital. Le capital engendrerait
de la valeur ajoutée dont ses propriétaires mériteraient
une part. Cest le fondement de la théorie libérale. Cest
un mythe car le capital nest valorisé que par le travail humain
de plus en plus productif. Une preuve par labsurde : si le capital était
capable de sauto-engendrer, les bulles financières éclateraient-elles
?
Quel dilemme pour la gauche ! Plutôt le capital ou plutôt le travail ? Ce choix ne fait aucune concession à la « modernité » dans lair du temps. Il est pourtant assez réaliste.