La
(re)traite des pauvres
Jean-Marie Hélion
Charlie
Hebdo, n° 452, 14 février 2001
Retour en
arrière. Automne 1997. Jospin réunit syndicats et patronat, et
leur annonce son intention de réduire la durée du travail. A la
sortie de Matignon, Gandois, le chef du gang CNPF, démissionne et appelle
un « tueur » à lui succéder. Arrive Seillière
le baron. Il enlève le masque CNPF et met la cagoule MEDEF. Le tueur
prépare son terrain en criant si fort quAubry concocte une loi
des 35 heures lui donnant en échange la possibilité de flexibiliser
le travail à outrance. Il crie encore plus fort pour se donner le temps
de préparer son grand projet. Fin du prologue.
Début
du film noir titré : « Refondation sociale ». Dans les premiers
rôles, Kessler et Notat qui sentendent pour stigmatiser les chômeurs
en modifiant lassurance chômage. Le tournage de ce premier épisode
a tant plu aux acteurs que le baron enchaîne avec le second. Son appêtit
a grandi car il sagit de capter plus de 1000 milliards de francs de retraites
versés annuellement en France. Comme le morceau est trop gros pour être
avalisé en bloc par Jospin, le tueur attaque par laile : il exige
une réforme des retraites complémentaires des cadres et des autres
salariés du privé en attendant de phagocyter le régime
de base. Il orchestre le chantage devant tous les syndicats, figurants du film
: « Ou bien vous acceptez de rallonger la durée de cotisations
à 45 ans ou bien les patrons ne verseront plus les cotisations. »
Révolte des figurants. Le baron ricane : « Les manants vivent plus
vieux, il est normal quils travaillent et paient plus longtemps. Dautant
plus longtemps que vous refusez les fonds de pension. » Le tournage sinterrompt
car les figurants quittent le plateau.
Repassage
du film à lenvers. Scène
1 : la capitalisation crée-t-elle quelque chose ? Peut-elle ajouter un
grain de blé supplémentaire pour nous nourrir aujourdhui
et demain ? Un soin de médecin de plus pour soigner nos vieux, une heure
de cours de plus pour éduquer les enfants ? Non. Un fonds de pension
ne produit rien sauf de la spéculation. Ce quil prélève
pour ses actionnaires provient du travail productif qui fait vivre tout le monde.
Il organise la répartition du fruit du travail à lavantage
des capitalistes (cest bien comme çà quon dit pour
ceux qui capitalisent) et au détriment des salaires et des cotisations
pour les retraites.
Scène 2 : manquera-t-on de blé pour payer les retraites ? Oui
si la proportion dinactifs par rapport aux actifs augmente plus vite que
la productivité du travail. Est-ce le cas ? Non. La proportion dinactifs
par rapport aux actifs va augmenter de 25% dans les 40 ans à venir, soit
0,56% par an, celle des seuls retraités de 77%, soit 1,44% par an. Et
la productivité augmente au moins de 2 à 2,5% par an.
Scène 3 : cest le noir complet, personne ny comprend plus
rien.
Scène 4 : une lueur, amenée par des flambeaux de manifestants.
Le baron fait le pari que tous les gains de productivité à venir
passeront sous le nez des salariés et anciens salariés car cest
ainsi depuis 20 ans. Dès lors, il faudrait partager une masse salariale
(incluant les retraites) stagnante au sein dune population vieillie.
Scène 5 : 500 000 manifestants, une lueur despoir. La progression
des cotisations au fur et à mesure du viellissement de la population
sera tout à fait supportable grâce aux gains de productivité,
surtout si lassiette des cotisations est élargie à toute
la valeur ajoutée et non pas cantonnée aux salaires.
Epilogue
: au choix, ou bien les 500 000 deviennent 1 million puis 2 et on a des retraites,
ou bien le baron tue et organise la traite des pauvres.
Brèves
Devinette
1
Qui a dit : « Prenons la période de dégradation la plus
rapide, cest-à-dire la période 2005-2025. Dans cette période,
il suffirait dun progrès de productivité de lordre
de 0,5% par an pour compenser la diminution relative du nombre dactifs.
Ainsi, les progrès de productivité, sauf hypothèse très
défavorable, devraient permettre aux actifs du siècle prochain
dont le poids relatif décline, dassurer un niveau de vie constant
et très probablement croissant à lensemble de la population.
» ? Denis Kessler, lidéologue du baron, en 1990 [Economie
et statistique, n° 233, p.11].
Devinette
2
Qui a dit : « Quel que soit larbitrage retenu [entre taux de prélèvement
sur les actifs, âge de la retraite et niveau de vie relatif des retraités],
la croissance de la productivité permet de financer des pensions de retraite
plus élevées quelles ne le sont aujourdhui, et ce
pendant plus longtemps. » ? Jean-Michel Charpin, dans son rapport sur
les retraites en 1999 [p. 144] où il préconisait le passage à
42,5 ans de cotisations.
Devinette
3
Qui a dit : « Le risque [de la nouvelle économie] serait, tôt
ou tard, celui dune baisse forte des marchés financiers dont les
conséquences économiques pourraient être importantes (effet
richesse négatif sur la consommation des ménages américains,
fragilisation de certaines institutions financières, dont peut-être
les fonds de pension
) » ? Olivier Davanne, qui prône linstauration
des fonds de pension en France. [Conseil danalyse économique, Nouvelle
économie, p. 67].
Devinette
4
Qui a dit : « Nous saurons transformer notre projet économique
et social en un projet créant de la valeur pour tous les actionnaires.
» ? Franck Riboud, le président de Danone qui sapprête
à supprimer 3000 emplois en Europe, dont 1700 en France. Question à
Riboud : qui crée la valeur ? Voir le glossaire ci-dessous.
Devinette
5
Qui a dit : « Je nai jamais été un champion de la
mondialisation libérale. » ? Jean-Pierre Chevènement [Le
Monde, 26 janvier 2001]. Après avoir renvoyé chez eux les
quelques damnés de la terre qui étaient venus en France sans papiers,
il est allé à Porto Alegre voir sils étaient bien
rentrés et les saluer au passage.
Glossaire
Valeur ajoutée : somme de toutes les productions ayant une valeur monétaire
nettes des moyens de production utilisés. Cest donc la valeur produite
par le travail, et rien que par le travail, pendant une période donnée.
Ensuite, elle fait lobjet du bras de fer entre salaires et profits.
JMH