Retraites : réforme ou contre-réforme ?

Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa *

Le Monde, 11 janvier 2003

Le gouvernement Raffarin prépare un bouleversement des régimes de retraites qui prend de plus en plus l’allure d’une contre-réforme synonyme de régression sociale. Il est vrai que dans les prochaines décennies les pays industrialisés connaîtront un vieillissement démographique. Dans le cas français, la proportion de l’ensemble des inactifs par rapport aux actifs va s’accroître d’environ 25% d’ici 2040 et celle des retraités par rapport aux actifs de 90%. Mais, compte tenu de l’accroissement prévisible de la productivité, la production par habitant aura dans le même temps doublé. La modification de la structure par âges de la population atténuera certes l’avantage tiré des gains de productivité si l’on veut faire évoluer parallèlement le salaire moyen et la retraite moyenne, mais il ne le supprimera pas : sur la base d’un doublement et à partage salaires/profits inchangé, pour conserver le niveau relatif des retraites par rapport aux salaires, les salariés ne bénéficieraient que d’une progression de deux tiers au lieu de 100%.

Il est vrai aussi que le montant global des retraites françaises triplera dans les 40 prochaines années pour atteindre environ 500 milliards d’euros par an, faisant progresser la part des retraites dans le PIB de 12,6 à près de 20%. Mais la progression de cette part doit être rapprochée de celle que la France a déjà connue et que son système de retraites par répartition a parfaitement assimilée : de 1950 à 1995, cette part avait augmenté aussi de 7 points.

Le vrai choc ne sera donc pas démographique. En revanche, il pourrait être social si la politique économique refusait d’engager une lutte pour le plein emploi, et si la majeure partie des gains de productivité, qui permettraient d’augmenter les cotisations sociales, étaient détournés au profit des revenus financiers comme ce fut le cas pendant les deux dernières décennies. La question démographique est brandie pour dissimuler la philosophie du projet libéral qui est de figer les mécanismes de distribution de la richesse produite. Par le blocage de la masse salariale en la déconnectant de la progression de la productivité et en laissant le chômage prospérer, le financement collectif de la protection sociale serait miné à brève échéance.
Le projet d’allongement de la durée de cotisations à 40, puis à 45 ans ou plus selon le MEDEF, équivaut à augmenter la durée du travail sur l’ensemble de la vie et il est irresponsable tant que le chômage n’a pas été éradiqué. Il ferme les yeux sur l’entrée de plus en plus tardive dans la vie active, et sur la pratique des entreprises de se débarrasser prématurément des actifs au-delà de 55 ans.

Parce que la protection sociale est considérée par toute la population comme un acquis fondamental, le gouvernement n’ose réclamer sa disparition. Il glose plutôt sur une prétendue complémentarité entre des régimes de retraites par répartition et par capitalisation. Or de tels régimes ne sont pas compatibles à long terme car la rentabilité maximale du second ne peut passer que par le recul des salaires et de l’emploi à la base du premier, que ce soit dans les pays développés ou, pire, dans les pays pauvres.

On fait miroiter aux salariés la capitalisation des intérêts d’une épargne individuelle en vue de la retraite, en leur laissant croire que celle-ci génèrerait d’elle-même un supplément de richesse. Mais, en capitalisation comme en répartition, les retraites sont un prélèvement sur la richesse produite par les actifs. Si, dans l'avenir, nous manquions d'actifs pour la produire, répartition et capitalisation seraient placées devant les mêmes difficultés. Les fonds de pension anglais l’ont si bien compris qu’ils réclament le recul de l’âge de la retraite à 70 ans. Présentés comme des modèles à suivre, les fonds de pension américains révèlent aujourd’hui leur vice caché : la crise financière met en difficulté les entreprises qui proposent des plans de retraites à prestations définies touchant 44 millions de salariés et elle ruine 40 autres millions de salariés d’entreprises proposant des plans à cotisations définies. Les scandales d’Enron et de Worldcom et la déconfiture de France Telecom ne sont que les parties visibles de l’iceberg qui coulera les retraites par capitalisation.

Parce que les fonds de pension n’ont plus très bonne réputation, des dispositifs juridiques en trompe-l’œil ont été adoptés pour dissimuler la convergence des fonds de pension et des fonds d’épargne salariale. Ainsi, la loi sur les Plans partenariaux d’épargne salariale volontaire consacre une logique identique. Lorsqu’une part de la rémunération salariale est attribuée sous forme d’abondement dans les fonds d’épargne, voire de stocks-options, deux effets pervers surgissent. Les organismes de protection sociale sont privés d’une fraction des cotisations sociales. Et la rupture entre l’évolution des salaires et celle de la productivité est entérinée. Cette rupture enclenchée par les politiques d’austérité de ces 25 dernières années a détérioré de 10 points la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée.

La contre-réforme de Balladur du régime général en 1993 a introduit un processus de dévalorisation considérable du niveau des retraites au moyen de trois dispositions dévastatrices : le passage de 37,5 à 40 ans de cotisations pour les salariés du privé pour obtenir avant 65 ans le taux plein de 50% du salaire moyen, rendant pratiquement impossible la liquidation à 60 ans, du fait des carrières en pointillés et du chômage des jeunes ; le calcul de la retraite sur la base des 25 meilleures années au lieu des 10 ; la revalorisation des retraites indexée au maximum sur l’inflation et non plus sur les salaires moyens. Au total, progressivement, cette contre-réforme diminuera le taux de remplacement (taux de la retraite par rapport au salaire antérieur) jusqu’à moins de 40% en 2040.

Face au projet libéral, un principe doit guider l’action pour consolider et améliorer le système de retraites par répartition : l’affectation des gains de productivité doit être équitable et décidée démocratiquement par un arbitrage cohérent entre l’augmentation du niveau de vie des actifs et de celui des inactifs, l’augmentation du nombre de retraités pris en charge par la collectivité, la diminution du temps de travail des actifs et les investissements pour préparer l’avenir. Il est évident que ces priorités obligent à remettre en cause l’accaparement actuel des gains de productivité par les profits servis aux actionnaires, de telle sorte que la masse salariale retrouve une part plus grande dans la valeur ajoutée. Une participation plus importante des entreprises s'avérera inévitable. Il faut l'envisager d'autant plus tranquillement qu’après la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée un rééquilibrage est possible. A cette condition, il serait possible d’abroger la réforme Balladur, de faire évoluer parallèlement salaires et pensions et d’unifier progressivement les différents régimes, tout en assurant la transition imposée par l’évolution démographique.

 

* Jean-Marie Harribey est Maître de conférences à l’Université Bordeaux IV. Pierre Khalfa est syndicaliste responsable à SUD-PTT. Tous deux sont membres du Conseil scientifique d’ATTAC et de la Fondation Copernic.