Retraites : libéralisme ou solidarité ?
Jean-Marie
Harribey
et Pierre Khalfa
in
Fondation Copernic,
Pour sortir du libéralisme, Paris, Syllepse, 2002, p. 17-30
Le débat
public sur les retraites en France est suffisamment ancien maintenant pour que
lon puisse en saisir les enjeux fondamentaux. A lévidence,
il sagit de garantir un niveau de vie honorable à toute personne
âgée et de pérenniser les liens économiques et sociaux
unissant les générations. Mais il apparaît de plus en plus
nettement quau-delà de cet objectif, un rapport de forces est en
train de se nouer entre, dune part, les salariés actifs et retraités
et, dautre part, les représentants les plus audacieux et voraces
de la finance aujourdhui mondialisée. Sur la question des retraites,
comme dailleurs sur la question de lemploi, se joue le partage de
la richesse produite au sein de la collectivité. Tel est le socle principal
de lanalyse que nous faisons du problème du financement des retraites
et des propositions alternatives que nous formulons.
Où
est le problème des retraites ?
Le problème nest pas là où le situent les dirigeants
des groupes financiers et les experts gouvernementaux avec la bénédiction
de la Banque mondiale. Il est vrai que dans les prochaines décennies
les pays industrialisés vont connaître un vieillissement démographique
du fait de lallongement de la durée de la vie et du maintien à
un niveau bas du taux de fécondité. Cest ainsi que les démographes
prévoient que, dans le cas français, la proportion de lensemble
des inactifs (jeunes et personnes âgées) par rapport aux actifs
va saccroître denviron 25% dici 2040 et celle des retraités
par rapport aux actifs denviron 75%. Mais, compte tenu de laccroissement
prévisible de la productivité du travail, la production par habitant
aura dans le même temps doublé. Ce point était dailleurs
reconnu explicitement par le rapport du Commissariat général au
plan, dit rapport Charpin, en 1999, sans toutefois quil en tire les conséquences
: Quel que soit larbitrage retenu [entre taux de prélèvement
sur les actifs, âge de la retraite et niveau de vie relatif des retraités],
la croissance de la productivité permet de financer des pensions de retraite
plus élevées quelles ne le sont aujourdhui, et ce
pendant plus longtemps. En aucun cas, il ny aura de paupérisation
à long terme des retraites des systèmes publics par répartition.
(p. 144).
Il est également
vrai que le montant global des retraites françaises triplera dans les
quarante prochaines années pour atteindre environ 500 milliards deuros
par an, faisant ainsi progresser la part des retraites dans le PIB de 12 à
18,5%. Mais la progression de cette part (6 points et demi de PIB) doit être
rapprochée de celle que la France a déjà connue et que
son système de retraites par répartition a parfaitement assimilée
: de 1950 à 1995, cette part avait augmenté de 7 points. Cette
évolution correspond daprès le Conseil dorientation
des retraites (COR) à 15 points de cotisations lissés sur 40 ans,
soit une augmentation de 0,37 point par an. Rien de dramatique a priori.
La réduction
du chômage améliorerait la rentrée des cotisations sociales
nécessaires au financement des retraites, mais celui-ci ne dépend
pas fondamentalement de celle-là. Hormis le fait que le maintien dun
chômage massif de 9 % de 2005 à 2040 soit dramatique pour les chômeurs
et, en cela, la lutte pour le plein emploi reste un impératif
, les calculs faits par le Commissariat général au plan,
mesurant le ratio de dépendance élargie, qui indique la charge
économique totale que fait peser l'ensemble des inoccupés (jeunes,
personnes âgées, chômeurs...) sur les actifs occupés,
montrent que ce ratio n'augmenterait que de 10,5 % à l'horizon 2040,
ce qui correspond à la marge d'erreur des projections sur cette période.
Mieux même, nous serions dans une situation plus favorable qu'aujourd'hui
en 2020 et quasi identique en 2030. La catastrophe si complaisamment annoncée
ne relève que du fantasme.
On voit
ainsi se dessiner le projet libéral. Dans un capitalisme de plus en plus
financiarisé et dérégulé, il sagit de figer
les mécanismes de distribution de la richesse produite de telle sorte
que lessentiel des gains de productivité soient affectés
aux revenus du capital, pérennisant ainsi la situation qui a prévalu
au cours du dernier quart du vingtième siècle. Par le blocage
de la masse salariale en la déconnectant de la progression de la productivité,
le financement collectif de la protection sociale est assuré dêtre
miné à brève échéance.
Le projet
dallongement de la durée de cotisations à 40, puis à
42,5 voire 45 ans selon le MEDEF, doit être interprété de
la même façon. Il équivaut à augmenter la durée
du travail sur lensemble de la vie et il est irresponsable tant que le
chômage na pas été éradiqué. Il ferme
les yeux sur lentrée de plus en plus tardive dans la vie active,
dautant plus que le chômage reste important. Il fait silence sur
la pratique des entreprises de se débarrasser prématurément
des actifs au-delà de 55 ans. Il va à rebours de lévolution
historique depuis deux siècles qui consiste à utiliser une partie
des gains de productivité pour diminuer le temps de travail. Lobjectif
des libéraux et du patronat est donc de reporter sur une masse salariale
considérée comme intangible, en dépit des gains de productivité,
la charge supplémentaire due à lévolution démographique.
Limposture
de la capitalisation
Parce que les systèmes de protection sociale sont considérés
par toute la population comme des acquis fondamentaux, aucun gouvernement nose
réclamer leur disparition. Ils glosent plutôt sur une prétendue
complémentarité entre des régimes de retraites par répartition
et par capitalisation. Or de tels régimes ne sont pas compatibles à
long terme parce que la rentabilité maximale du second ne peut passer
que par le recul des salaires et de lemploi à la base du premier,
que ce soit dans les pays développés ou, pire, dans les pays pauvres.
Dans ce dernier cas, le rapatriement des profits tirés de placements
dans les régions du monde moins développées, mais où
la population est plus jeune et est sous-payée, pour contribuer à
financer les retraites des vieux pays industrialisés, serait une nouvelle
forme dimpérialisme qui ne dirait pas son nom.
Redisons
des choses essentielles pour la compréhension de léconomie.
En répartition, chaque année, les pensions versées aux
retraités sont payées par des cotisations prélevées
sur les actifs. Les retraites du moment sont donc, clairement dans ce cas, une
part de la richesse produite au même moment. Contrairement aux idées
reçues, il en est de même dans le cas de la capitalisation. En
épargnant, un salarié ne met pas de côté dans un
"frigo économique" des repas, des billets d'avions... qu'il
consommerait dans 40 ans. Certes, on lui fait croire que son épargne
est productive en elle-même puisquil récupérera son
capital augmenté des intérêts. Mais il ne possède
qu'un à-valoir sur la production future de biens et de services, une
créance pour l'avenir. Pour que cette créance soit honorée
au moment où elle est présentée, il faut que soit produite
la richesse correspondante. En capitalisation comme en répartition, les
revenus des retraités sont une partie de ce qui est produit au moment
même de la retraite et sont une ponction sur la richesse produite par
les actifs. S'il y a, dans l'avenir, un problème démographique,
c'est-à-dire un manque d'actifs pour produire la richesse nécessaire,
répartition et capitalisation sont placées devant les mêmes
difficultés.
Quel que
soit donc le canal de distribution des retraites (par répartition ou
par capitalisation), la même évolution démographique simposera
à tout système. En elle-même, la capitalisation nest
en aucune manière une source de richesse globale supplémentaire.
Le capital ne produit aucune valeur en lui-même et il ne peut grossir
que sil est valorisé par le travail productif. Un rendement du
capital est donc toujours un prélèvement sur la valeur créée
par les salariés. La capitalisation ne pourra donc jamais être
une solution collective. En revanche, elle sera nécessairement un problème
collectif : par laccentuation des inégalités sociales sil
ny a pas de faillite boursière ou bien par la ruine des retraités
sil y a faillite boursière.
Plus même,
la capitalisation est particulièrement sensible aux futures évolutions
démographiques comme l'a clairement explicité l'OCDE : "A
mesure que les membres des générations du baby boom partiront
à la retraite dans 10 à 20 ans, ils auront probablement un comportement
de vendeurs nets au moins pour une partie des titres accumulés durant
leur vie de travail. La génération suivante est de moindre taille,
il existe donc une possibilité de baisse du prix des titres... Il existe
donc une possibilité qu'au moment de la retraite, la génération
du baby boom découvre que le revenu tiré des fonds de pension
est inférieur à ce qui avait été prévu par
simple extrapolation des tendances actuelles" (Rapport OCDE 1998). Cette
analyse est aujourd'hui partagée par la plupart des économistes.
La réclame pour les fonds de pension s'apparente donc à de la
publicité mensongère.
Enfin, la
supériorité dun système de retraites par répartition
sur un système par capitalisation tient non seulement dans le fait que
ce dernier ne crée rien mais aussi dans le fait que le premier apporte
la preuve quil est capable de mutualiser des ressources produites par
lactivité humaine sans accumulation privée préalable
de capital.
Parce que
les fonds de pension nont plus très bonne réputation après
les scandales et faillites boursiers récents, des dispositifs juridiques
en trompe-lil ont été adoptés pour dissimuler
la convergence des fonds de pension et des fonds dépargne salariale.
Ainsi, la loi Fabius sur les Plans partenariaux dépargne salariale
volontaire consacre une logique identique. Lorsquune part de la rémunération
salariale est attribuée sous forme dabondement dans les fonds dépargne,
voire de stocks-options, deux effets pervers surgissent. Les organismes de protection
sociale sont privés dune fraction des cotisations sociales. Et
la rupture entre lévolution des salaires et celle de la productivité
est entérinée. On sait combien cette rupture enclenchée
par les politiques libérales daustérité de ces vingt-cinq
dernières années a détérioré la part de la
masse salariale dans la valeur ajoutée (en France, 10 points de PIB,
soit 150 milliards deuros par an, presque léquivalent des
retraites actuelles, alors que dans le même temps la productivité
du travail augmentait de 50%).
Derrière
le libre choix, lallongement de la durée de cotisation
Sous couvert dun discours sur légalité et le libre
choix individuel, des techniques issues de la pratique des compagnies dassurance
veulent être introduites dans le système des retraites par le patronat.
La neutralité actuarielle en fait partie pour propager lidée
alléchante au premier abord de la retraite à la carte
La neutralité actuarielle est censée égaliser au cours
dune vie individuelle les versements effectués et les prestations
reçues, compte tenu de la probabilité de la durée de vie.
En apparence, cette technique semble socialement irréprochable. En réalité,
elle contient des effets ravageurs. Premièrement, en faisant dépendre
le montant de la pension de lâge de départ à la retraite
et de lespérance de vie à cet âge, on ignore les inégalités
sociales se situant en amont. Lexemple des femmes est particulièrement
éclairant. Elles vivent en moyenne plus longtemps que les hommes et devraient
donc avec cette logique voir leur retraite baisser. La neutralité actuarielle
oublie ici les discriminations dont les femmes ont fait lobjet
dans leur vie professionnelle (salaires plus faibles, carrières incomplètes)
avec pour conséquence des retraites nettement plus faibles que celles
des hommes.
De plus,
lorsquon cherche une neutralité entre les générations,
on fait comme si les conditions économiques environnantes étaient
immuables dans le temps, comme si les investissements daujourdhui
ne visaient pas à assurer une meilleure production demain et à
améliorer ainsi la situation de tous. Et cela permet au MEDEF de justifier
par avance lallongement de la durée de cotisation pour obtenir
une retraite à taux plein dau moins un trimestre tous les deux
ans (voire par an) proportionnellement à lallongement de lespérance
de vie.
La
France en retard ?
Il y a enfin un dernier mythe abondamment répercuté par des media
souvent complaisants à légard de la propagande libérale
: la France aurait trop tardé pour engager des réformes véritables.
Or, à linstar des autres pays européens, et parfois en avance
sur eux, les gouvernements français ont déjà profondément
engagé notre système de retraites sur une voie libérale.
La contre-réforme de Balladur du régime général
en 1993 a introduit un processus de dévalorisation considérable
du niveau des retraites au moyen de trois dispositions dévastatrices
: le passage de 37,5 à 40 ans de cotisations pour les salariés
du privé pour obtenir avant 65 ans le taux plein de 50% du salaire moyen,
rendant pratiquement impossible la liquidation à 60 ans, du fait des
carrières en pointillés et du chômage des jeunes ; le calcul
de la retraite sur la base des 25 meilleures années au lieu des 10 ;
la revalorisation des retraites indexée au maximum sur linflation
et non plus sur les salaires moyens. Au total, progressivement, si elle nest
pas remise en cause, cette contre-réforme diminue et continuera de diminuer
le taux de remplacement (taux de la retraite par rapport au salaire antérieur)
jusquà moins de 40% en 2040.
Par ailleurs,
le MEDEF a imposé sa ligne lors des accords de 1996 sur les retraites
complémentaires Agirc/Arrco. Une idée simple a prédominé
: accorder moins de droits durant la vie active et diminuer la valeur de ces
droits à lheure de la retraite. Le rapport Charpin a indiqué
que les mesures adoptées devraient aboutir à une division par
deux du montant des retraites complémentaires à lhorizon
2040. Laccord du 10 février 2001 confirme cette orientation et
intime de plus lordre au gouvernement de réformer encore le régime
général, notamment en alignant les salariés du public sur
ceux du privé, et les régimes spéciaux, sous peine de rendre
caducs les accords sur les régimes complémentaires. En particulier,
lorganisation patronale veut imposer la généralisation du
système de points déjà en vigueur dans les régimes
complémentaires : en obligeant chaque salarié à accumuler
un nombre de points proportionnel au nombre dannées travaillées,
celui-ci sera tenu de travailler le plus longtemps possible, et comme le montant
de la retraite sera calculé sur la base de lensemble de la vie
active et non plus sur celle des meilleures années, il ne pourra en résulter
quune détérioration.
Des
propositions pour la solidarité
La mise au grand jour des présupposés et des contradictions du
libéralisme en matière de retraites apporte la preuve que le problème
à résoudre ne se situe pas dans une insuffisance de ressources
mais dans la difficulté de répartir la richesse collective de
manière équitable. Cest le but que cherchent à atteindre
les propositions alternatives qui suivent.
Nous devons
clairement poser que lobjectif de toute réforme des retraites doit
être de maintenir le niveau actuel des pensions par rapport aux salaires.
Un principe doit alors guider laction pour consolider et améliorer
le système de retraites par répartition : laffectation des
gains de productivité doit être équitable et décidée
démocratiquement par un arbitrage cohérent entre laugmentation
du niveau de vie des actifs et de celui des inactifs, laugmentation du
nombre de retraités pris en charge par la collectivité, la diminution
du temps de travail des actifs et les investissements pour préparer lavenir.
Il est évident que ces priorités obligent à remettre en
cause radicalement laccaparement actuel des gains de productivité
par les profits servis aux actionnaires, de telle sorte que la masse salariale
retrouve une part plus importante dans la valeur ajoutée. Il faut donc
en finir avec le tabou patronal de blocage des prélèvements. Une
participation plus importante des entreprises s'avérera inévitable.
Il faut l'envisager d'autant plus tranquillement que, comme nous lavons
vu, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises a reculé
de 10 points en 20 ans. Un rééquilibrage est donc possible. Des
marges de manuvres importantes existent.
Lapplication
du principe précédent est seule capable de rendre crédibles
les propositions suivantes :
- Abrogation des mesures engagées dans les années 1990, notamment
celles du gouvernement Balladur, avec un retour pour tous les salariés
à 37,5 ans de cotisations dont le coût a été évalué
par le Conseil dOrientation des Retraites à seulement 0,3 point
de PIB.
- Evolution des retraites calquée sur celle des salaires, elle-même
proportionnelle à celle de la productivité ; taux de remplacement
garanti permettant une retraite à prestation définie ; garantie
dun minimum vieillesse indexé sur le SMIC.
- Mise place de mécanismes compensateurs des parcours professionnels
précaires et chaotiques à cause du chômage.
- Si les propositions précédentes sont mises en uvre, lunification
des régimes de retraites est souhaitable et envisageable progressivement
; transitoirement, des péréquations entre régimes spéciaux
peuvent être organisées pour atténuer les divergences dévolution
démographique.
- Unification des niveaux de prélèvements sociaux et fiscaux sur
toutes les formes de revenus et dépargne.
- Evolution vers une liberté de choix du moment de départ à
la retraite, à condition quelle ne soit pas pénalisante
pour les plus bas salaires et quelle saccompagne tout au long de
la vie active dune possibilité réelle de lemploi choisi.
On le voit,
lensemble de ces principes et propositions se démarquent radicalement
du cours suivi par le capitalisme libéral. A lépoque de
sa mondialisation, celui-ci aspire à faire supporter par les seuls salariés,
en activité ou en retraite, les coûts monstrueux de sa restructuration
planétaire et de ses exigences de rentabilité toujours plus grandes.
Aggravation des conditions de travail, précarisation, chômage élevé
et retraites sacrifiées sont les déclinaisons de cette stratégie.
Pour rendre plus attractif ce projet injuste et absurde, les forces sociales
dominantes et leurs porte-parole politiques agitent lépouvantail
démographique et serinent la chanson douce de lenrichissement boursier,
en laissant croire que tout le monde pourrait en bénéficier. Or,
si celui-ci est possible pour une minorité, limmense majorité
en paie le prix car les gains financiers ont toujours pour envers un renforcement
de lexploitation de la force de travail. Le mystère dun prétendu
rendement supérieur de la capitalisation par rapport aux systèmes
de retraites collectifs est dès lors levé : il ne fait quexprimer
le rapport de forces social du moment.
Choisir
un système de retraites nest pas anodin et nest pas non plus
une question technique. Cest un choix éminemment politique, cest-à-dire
un choix de société. La gestion de plus en plus libérale
du capitalisme exprime cyniquement les intérêts des possédants.
La volonté de renforcer au contraire les liens de solidarité traduit
lespoir dun autre monde et leffort pour le rendre possible.