La
bourse ou la vie
Surtout,
ne pas battre en retraite
Bertrand
Larsabal
Le
Passant Ordinaire, n° 43, janvier-février 2003
L’heure
de la confrontation est venue. En France, en Europe, et même partout
dans le monde. Les capitalistes et leurs porte-parole libéraux ont
juré d’avoir la peau des salariés. Ils l’ont eue en
grande partie. Par le chômage, par la précarisation de l’emploi,
par le recul relatif des salaires au regard de la productivité du travail,
par un grignotage de la protection sociale. Ils veulent aussi l’avoir
lorsque les salariés en auront fini avec le travail, c’est-à-dire
quand ils seront à la retraite. L’épreuve de force se prépare.
L’opinion est labourée de fond en comble, matraquée. Avec
comme principe de propagande : plus l’argument est biaisé, mieux
il marche.
Tout
a été dit en France sur les retraites depuis la publication
du premier rapport du Commissariat Général du Plan en 1986 (1).
La population vieillit et va continuer de vieillir à cause de l’allongement
de l’espérance de vie et du maintien du taux de fécondité
autour de 1,8 enfant par femme au lieu des 2,1 nécessaires au remplacement
des générations. La structure par âges de la population
se modifie, d’autant que la génération du baby-boom d’après-guerre
approchera de la soixantaine au-delà de 2005. En 2000, il y avait 25,6%
de la population âgés de 0 à 19 ans, 53,8% de 20 à
59 ans et 20,6% de plus de 60 ans. En 2040, il y en aura respectivement 20,6%,
45,9% et 33,5% (2). La charge des jeunes et des vieux sur les adultes en âge
de travailler augmentera donc de 37,25% en 40 ans. Celle des seules personnes
âgées augmentera de 90,6%. De ce fait, le ratio de dépendance
économique des inactifs par rapport aux actifs s'accroîtra de
25% et celui des retraités par rapport aux inactifs de 75%.
Un
point reste cependant obscur. L’alourdissement de la charge pesant sur
les actifs sera supportable tant que les progrès de la productivité
du travail permettront de créer un supplément de richesses compensant
l’alourdissement en question : même si la croissance économique
n’était que de 1,75% par an en moyenne, la production doublerait
dans les 40 prochaines années, c’est-à-dire augmenterait
de 100% (3). La modification de la structure par âges de la population
atténuera la portée de cet avantage mais ne le fera pas disparaître,
loin de là. Pourtant, voici ce qu’en dit un expert de la question
:
« L’essentiel du vieillissement est ainsi inévitable et
le problème est plutôt de bien mesurer ses conséquences
réelles pour les systèmes de retraite. Sur cette question, un
élément de confusion possible concerne la prise en compte des
progrès de productivité. Cette dernière peut s’accroître
très sensiblement sur une quarantaine d’années : l’influence
des variables démographiques s’en trouverait-elle réduite
fortement pour autant ? Il existe deux façons d’envisager l’impact
des progrès de productivité : l’une donne l’impression
de résoudre totalement le problème des retraites, mais elle
est erronée ; l’autre est correcte mais de portée plus
limitée.
Le raisonnement erroné est le suivant : le vieillissement va certes
doubler la charge pesant sur chaque actif, mais si la productivité
de chaque actif est multipliée par deux en quarante ans, ce qui est
une hypothèse très raisonnable, alors ces actifs devraient être
capables d’assurer les mêmes retraites à des retraités
deux fois plus nombreux sans qu’il y ait à augmenter leur taux
de cotisation. Cette « solution » au problème des retraites
n’est qu’en trompe-l’œil. Le problème n’est
pas de garantir aux retraités de 2040 le même niveau de vie absolu
qu’aux retraités d’aujourd’hui. Cet objectif est facile
à atteindre mais il est insuffisant : l’efficacité des
systèmes de retraite doit plutôt se mesurer en termes de pouvoir
d’achat relatif des retraités, c’est-à-dire de rapport
entre la retraite moyenne et le revenu net moyen des actifs. Par rapport à
ce deuxième objectif, les progrès de productivité redeviennent
neutres. A âge de la retraite, taux de chômage et taux d’activité
donnés, l’évolution démographique implique bien
de s’inscrire entre l’un ou l’autre des deux extrêmes
suivants, qui sont totalement indépendants des hypothèses de
productivité : - soit une division par deux du niveau de vie relatif
des retraités sur les quarante ans à venir ; - soit le maintien
strict de ce niveau de vie relatif, mais qu’il faudrait payer par une
hausse d’à peu près deux tiers du taux de cotisation retraite
des actifs. D’un peu plus de 12% du PIB consacrés aux retraites,
on passerait à environ 20% affectés au même poste, d’ici
2040. » (4)
La
part des choses
Prenant appui sur ce raisonnement, les libéraux en tirent la conclusion
que le système de retraites par répartition est condamné.
Or ce raisonnement pêche par omissions.
Première omission : la charge sur les actifs ne va pas doubler car
le supplément de personnes âgées est en partie compensé
par la diminution des jeunes – ce qui d’ailleurs n’est pas
une bonne nouvelle –. Seule la charge des retraités va presque
doubler.
Deuxième omission, plus coriace à relever. Aidons-nous d’un
exemple dont les proportions correspondent à peu près à
la situation française. Le revenu national – qui est issu en totalité
du travail des actifs, rappelons-le – est de 100. La masse salariale,
cotisations sociales comprises, est de 60, les profits sont de 40. Sur les
60 de masse salariale, 12 constituent les cotisations vieillesse et servent
à payer les retraites ; il reste donc 48 bruts pour les salariés
actifs, soit quatre fois plus. Compte tenu du rapport actifs/retraités
aujourd’hui qui est presque de deux pour un, cela signifie qu’un
actif salarié reçoit en moyenne deux fois plus qu’un retraité
(quatre divisé par deux = deux) (5). Si la production double en 40
ans, elle passera à 200. Si la masse salariale reste proportionnellement
la même dans le revenu global, elle sera de 120. S’il y a à
ce moment-là à peu près autant d’actifs que de retraités
et si l’on respecte le rapport des revenus de deux pour un, les 120 seront
partagés entre 80 pour les actifs salariés et 40 pour les retraités.
Ce qui veut dire, qu’au lieu de voir leur pouvoir d’achat doubler
en même temps que la production comme ils auraient pu l’espérer
si la structure de la population n’avait pas changé, les actifs
salariés devront se contenter de 66,7% de plus (80 en 2040 à
comparer à 48 en 2000) (6), de telle sorte que les retraités
bénéficient de la même progression. Où est le malheur
de voir 40 sur 200, soit 20% du PIB, affectés aux retraites quand on
sait que les retraités représenteront un tiers de la population
? Où est l’abomination de voir que les actifs, qui versent 12
sur 60 (un cinquième) aujourd’hui pour les retraites de leurs
aînés, devront verser au pire 40 sur 120 (un tiers) en 2040,
soit une augmentation de deux tiers en 40 ans (1,29% par an) pour à
la fois prendre en compte le nombre plus élevé de retraités
et faire évoluer le pouvoir d’achat de ceux-ci comme le leur ?
Aucun économiste résistant à l’idéologie
du capitalisme financier n’a dit que les cotisations sociales ne pouvaient
augmenter ; au contraire, cette augmentation peut être facilement absorbée,
et l’histoire montre que le système par répartition a déjà
montré sa capacité à assurer le passage des retraites
de 5% du PIB à 12% entre 1950 et aujourd’hui.
Troisième omission, perverse celle-là. La masse salariale est
postulée immuable proportionnellement au revenu national. Autrement
dit, la régression de 10 points au cours des deux dernières
décennies (la masse salariale est passée de 70% à 60%
de la valeur ajoutée) est considérée comme un acquis
irréversible – voire susceptible de s’améliorer encore
– pour les détenteurs de capitaux. Les libéraux font donc
silence sur l’inversion de cette tendance que permettrait une contribution
plus importante des revenus financiers à la prise en charge des cotisations
sociales. Si, d’ici 2040, on reprenait aux détenteurs de capitaux
les 10 points perdus, cela ferait dans notre exemple 20 de plus à partager
entre salariés actifs et retraités, portant (sur la base de
deux pour un comme ci-dessus) les salaires à 93,7, les retraites à
46,3, tandis que les profits s’élèveraient à 60
et non à 80 (7). Au lieu de cela, la pression s’accentue pour
que les salariés acceptent que leurs futures retraites soient amputées
encore davantage que ce que la réforme Balladur de 1993 a déjà
organisé (environ 18% de baisse relative des retraites en 2040) ou
bien qu’ils acceptent de travailler jusqu’à 65 ans, puis
70 ans, et cela quel que soit le niveau du chômage, ce qui est pour
le moins paradoxal. Par ailleurs, une répartition entre masse salariale
et profits plus favorable aux salariés et retraités atténuerait
la nécessité d’une croissance forte – toujours préjudiciable
à l’écologie – pour résoudre les problèmes
sociaux.
Le
parti pris
L’affaire semble donc entendue pour les libéraux. Le système
de retraite par répartition ne sera pas suffisant. Et, magnanimes,
ils finissent par concéder qu’un système par capitalisation
se trouvera confronté au même problème démographique
qu’un système par répartition. On est soulagé, mais
ne nous réjouissons pas trop vite. Car voici le diagnostic en forme
de coup de grâce : pour contrebalancer la baisse relative des retraites,
« il n’y a pour cela que deux possibilités : soit un recours
accru à l’épargne – c’est-à-dire l’introduction
d’une dose de capitalisation – soit le recul de l’âge
de cessation de l’activité » (8). Quoi de plus sage alors
que d’accepter la « troisième voie » proposée
par un autre expert ? C’est « le compromis des trois tiers »
: un tiers du fardeau démographique supplémentaire assuré
par la baisse des pensions, un tiers par l’allongement de la durée
d’activité, un tiers par la hausse des cotisations. Faisons la
somme : deux tiers plus la moitié au moins du troisième tiers
= 5/6 du fardeau à la charge des salariés. C’est ce qui
s’appelle un compromis social ! (9) Quant à l’incitation
à l’épargne individuelle, on reste confondu devant la contradiction
qui confine au tour de passe-passe. D’où viendra la rémunération
de l’épargne qui sera capitalisée sinon du fruit du travail
des actifs que les libéraux prétendent ne pas vouloir pressurer
de cotisations ? Plus réalistes, les fonds de pension anglais ont bien
compris que le capital ne créait aucune valeur car ils viennent de
mettre cartes sur table en réclamant le recul de l’âge de
la retraite à 70 ans (10). Mais où sera l’amélioration
sociale si la prolongation de l’activité jusqu’à 70
ans contribue à laisser le chômage dans toute l’Europe et
ailleurs à des niveaux insupportables ? Et à quoi servirait-il
aux salariés d’épargner pour leurs vieux jours s’ils
devaient travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
Tout a été dit sur les retraites, sauf que cette partie sera décisive. Si on la perd, c’est pour un siècle. Nous sommes donc condamnés à la gagner. Comment ? Je ne sais pas mais je me souviens d’un truc qui, à force de ne pas s’en servir, risquerait de s’user : on appelait ça autrefois la grève générale. Où est le peuple ? En bas, a claironné Raffarin. Où veut-il être ? En bas, a répondu le peuple, devançant une raffarinade de plus. Alors, quoi ? Oui, mais en enlevant le haut, a-t-il poursuivi avec jubilation…
(1). Commissariat Général du Plan, Vieillir solidaires,
Paris, La Documentation française, juin 1986. Pour une critique, voir
Fondation Copernic, Les retraites au péril du libéralisme,
Paris, Syllepse, 3e éd. 2002.
(2). Chiffres tirés de C. Brutel, « Projections de population
à l’horizon 2050, Un vieillissement inéluctable »,
INSEE Première, n° 762, mars 2001.
(3). 1,0175 élevé à la puissance 40 = 2.
(4). D. Blanchet, « Evolutions démographiques et retraites :
quinze ans de débats », Population & sociétés,
n° 383, octobre 2002.
(5). Ce rapport de deux fois plus paraît élevé parce qu’il
inclut les cotisations sociales qui sont « destinées »
aux actifs, donc il ne correspond pas aux revenus nets. Le rapport revenus
nets de cotisations sociales des actifs salariés/retraites serait d’environ
1,75.
(6). Une hausse d’environ 33,3% si l’on regardait les revenus nets
de toutes cotisations sociales.
(7). La mise à contribution des profits au moins à égalité
avec les salaires équivaudrait à asseoir les cotisations sur
la totalité de la valeur ajoutée qui, ne l’oublions pas,
provient du travail humain.
(8). D. Blanchet, op. cit.
(9). Ce numéro d’équilibriste entre le faux social et le
vrai libéralisme est assuré par D. Clerc, « Le compromis
introuvable », Alternatives économiques, n° 209, décembre
2002.
(10). J.P. Langellier, « En Grande-Bretagne, les fonds de pension militent
pour la retraite à 70 ans », Le Monde, 12 octobre 2002.