La taxe Tobin contre le capitalisme financier ?

Jean-Marie Harribey

Economie et politique, n° 267-268 (540-541), juillet-août 1999


Les discussions autour de la taxe Tobin qu’a relancées l’association ATTAC(1) depuis un an et l’intérêt qu’elles suscitent montrent que le besoin d’avoir une autre présentation de l’économie et le désir d’agir sur elle sont très vifs parmi les citoyens. La raison en est que le fiasco du système économique apparaît au grand jour puisque le chômage et la pauvreté sont croissants dans le monde et les écosystèmes sont menacés par des pollutions de toutes sortes. Un fiasco dont la financiarisation du capitalisme porte une lourde responsabilité et face auquel une taxation du mouvement des capitaux serait sans doute nécessaire mais non suffisante. Peut-on se satisfaire d’une nouvelle régulation du capitalisme qui dispenserait de transformer les rapports sociaux ?


1. La financiarisation du capitalisme
La finance est inhérente à une économie monétaire telle que le capitalisme. En son sein, la monnaie est essentiellement l’instrument de l’accumulation du capital. Sans elle, les propriétaires des moyens de production ne pourraient transformer la plus-value produite par le travail en profit et donc accroître leur capital. De plus, sans création monétaire, l’accumulation serait impossible parce qu’au cours d’une période le capital ne peut récupérer en vendant les marchandises produites que les avances faites sous forme de salaires et d’outils de production. Pour qu’un profit accumulable puisse être réalisé, il faut que soit mise en circulation une quantité de monnaie supérieure à celle qui correspond aux avances précédentes. Par le crédit, le système bancaire anticipe le profit monétaire représentant le « travail vivant » approprié par le capital. Le capitalisme ne peut donc se passer de financement pour accumuler.
Depuis deux décennies, pour remédier à une rentabilité du capital insuffisante dans un contexte de croissance économique faible, la politique libérale a consisté à modifier le partage de la valeur ajoutée entre les salaires et les profits, à l’avantage des seconds. Elle y est parvenue grâce au chômage. Plus le taux d’exploitation des salariés augmente, plus les détenteurs de capitaux savent que le taux de profit qu’ils peuvent espérer est grand. La norme de profit s’élève donc progressivement, ce qui conduit les actionnaires à exiger toujours plus de licenciements, mais, avec au bout du compte, une sanction inévitable : le profit étant créé par le travail, la logique de la rentabilité financière freine l’accumulation d’ensemble du capital et la possibilité de créer de la plus-value nouvelle. L’âpreté de la concurrence pour s’accaparer la plus-value existante en est la conséquence, de même que l’éclatement d’une crise de surproduction dégénérant en crise financière en Asie du sud-est en 1997.
Parallèlement, les activités avaient été redéployées à l’échelle mondiale afin de profiter des coûts salariaux moindres dans les pays en développement. Pour cela, le capital avait exigé et obtenu que tous les obstacles à sa liberté de circuler fussent progressivement levés. Ces phénomènes ont abouti à un énorme gonflement des marchés financiers.
Un marché financier est le plus souvent un marché à terme. Sur de tels marchés, tous les opérateurs promettent de payer plus tard et chaque fois qu’ils vendent des titres, ils n’encaissent pas le montant et remettent en jeu leur argent en quelque sorte virtuel. Ces opérateurs sont essentiellement les fonds de couverture (les hedge funds), les fonds mutuels et les fonds de pension. Par la quantité d’actions qu’ils détiennent dans le capital des grandes sociétés multinationales, ils ont acquis une telle puissance financière que les transactions se déroulent entre eux. Le prix des actions ne peut alors que monter pour éviter une perte à tel ou tel fonds spéculatif, et cette montée dépasse l’accroissement de la production dans les entreprises dont les titres sont échangés. Ainsi prend naissance le mécanisme appelé bulle financière qui n’est que du capital fictif.
Lors d’un krach boursier, l’essentiel de ce qui se dégonfle, c’est le grossissement fictif précédent : pas plus que celui-ci ne représentait un accroissement réel des richesses matérielles, le dégonflement ne représente un appauvrissement réel. Sauf si la spirale qui s’enclenche fait descendre les titres au-dessous de la valeur représentative des richesses réelles et provoque l’appauvrissement de trop de détenteurs de capitaux qui décident alors de fermer les industries et les commerces dans lesquels ils ont investi et de licencier en masse.
Les soubresauts financiers, n’ayant apparemment que peu de liens avec l’évolution de l’économie réelle, ont accrédité l’idée que la finance serait devenue autonome par rapport à la production. Cette appréciation est en grande partie trompeuse pour deux raisons. Premièrement, si tous les propriétaires d’actifs financiers voulaient vendre leurs titres en même temps, ils ne le pourraient pas et les cours s’effondreraient jusqu’à zéro. Deuxièmement, si, pendant une période assez longue, tous les capitalistes gagnent à la fois et si leur enrichissement croît plus vite que la production, indépendamment de l’agrandissement fictif qui se dégonfle à l’éclatement de la bulle spéculative, cela signifie que la répartition de la valeur ajoutée dans le monde s’est modifiée à l’avantage du capital et au détriment du travail. Quand Renault ferme Vilvorde, quand Sony annonce 17 000 suppressions d’emplois « pour satisfaire ses actionnaires »
(2) , quand Alcatel et Elf projettent de faire de même, les coûts salariaux sont comprimés ; pour une même production, la part qui va donc aux profits augmente et l’action monte en Bourse. Ce n’est pas la preuve, comme tentent de le faire croire la plupart des commentateurs, que le capital fait du profit sans travail, c’est la preuve qu’il partage encore plus à son avantage le fruit du travail de plus en plus productif.
Ainsi, le capital est libre de ses mouvements, mais il n’est en aucune manière autonome vis-à-vis du travail qui seul crée de la valeur nouvelle. C’est la raison pour laquelle les multinationales se proposaient par l’Accord Multilatéral sur l’Investissement de ligoter les Etats pour éviter toute remise en cause du rapport de forces entre capital et travail, rapport de forces qui est à l’avantage du premier grâce au chômage frappant le second. Rapport de forces que la réduction du temps de travail pourrait permettre d’inverser en faveur des salariés si elle s’accompagnait de création d’emplois. La réappropriation collective des gains de productivité est l’enjeu principal du conflit autour de la durée du travail.
L’avenir des systèmes de retraites pose des questions similaires. Les partisans des fonds de pension propagent l’idée fausse selon laquelle un mode de financement des retraites peut remédier à un déséquilibre démographique, alors que, quel que soit le système et à tout moment, les actifs font vivre les inactifs, et que la productivité du travail progresse plus vite que ne se détériore le rapport actifs/inactifs.
(3) De plus, ils font miroiter la possibilité pour tous les revenus de s’accroître simultanément d’un taux supérieur au taux de croissance de l’économie globale, ce qui est impossible. Lorsque les deux mystifications précédentes s’effondrent, ils finissent par suggérer de partir dans une nouvelle conquête du monde : en plaçant les sommes épargnées dans les pays pauvres se développant rapidement, les rentes perçues seraient importantes car la main d’œuvre y est payée faiblement.
En réalité, la mainmise par les groupes financiers sur les sommes correspondant à la protection sociale augmenterait les risques de déstabilisation économique et financière dont les premiers à pâtir seraient les plus pauvres des pays pauvres comme des pays riches. La frénésie de la finance est d’autant plus stimulée que, par ailleurs, la privatisation de la monnaie est en cours avec la généralisation de l’indépendance des banques centrales, garante aux yeux des opérateurs financiers de la pérennité de la lutte contre l’inflation dangereuse pour la rente financière : la banque centrale européenne en est l’exemple le plus significatif.
La campagne en faveur de la capitalisation est le dernier avatar du vieux rêve libéral d’associer le travail à sa propre aliénation. En faisant du salarié un petit actionnaire, on le désarme. En faisant des salariés les mieux rémunérés des rentiers, on attache durablement l’encadrement à l’entreprise. S’il était victime de cette schizophrénie, le salarié souhaitant une rente la plus élevée possible fragiliserait son propre emploi et condamnerait celui de son enfant qui devrait pourtant le faire vivre plus tard par son travail.


2. Faut-il réguler le capitalisme ou transformer les rapports sociaux ?
Le libéralisme stipule que les mécanismes de marché permettent d’atteindre la meilleure situation possible pour tous les agents économiques, à condition qu’aucun obstacle, c’est-à-dire aucune réglementation, ne vienne entraver le fonctionnement de ces marchés. Il assure que les marchés sont efficaces et que, dans la mesure où la spéculation est un bon indicateur de l’état du marché, il faut la laisser faire. Le fiasco provoqué par le capitalisme financier a induit la faillite de cette idéologie.
En 1972, James Tobin proposa de « jeter un peu de sable dans les rouages de la finance » et de rétablir ainsi une forme de contrôle des changes supprimé lors du démantèlement du système monétaire international de Bretton Woods par Nixon en 1971. La proposition de Tobin consiste à taxer d’un faible taux (0,1 à 0,5%) les transactions de change entre les monnaies de façon à décourager la circulation financière purement spéculative(4).
La taxe Tobin suppose que les détenteurs de capitaux n’anticiperaient pas un gain sur le marché des changes qui serait supérieur à la taxe. Elle exige une concertation internationale de façon à éviter les paradis spéculatifs. Tout au moins, les pays du G7, ceux de l’Union européenne, la Suisse, l’Australie, Hong-Kong et Singapour devraient se mettre d’accord car la quasi totalité des transactions ont lieu sur les places financières de ces pays. Puis, une instance mondiale devrait être chargée de la surveillance. Or, pour l’instant, aucune, ni l’OMC, ni le FMI, n’a cette mission.
Par ailleurs, il règne un flou sur l’assiette de la taxe : s’agirait-il uniquement des transactions de change, ou y inclurait-on toutes les transactions sur les marchés à terme, c’est-à-dire portant sur les titres ou même les produits ?
Enfin, il convient de prévoir l’utilisation du produit de la taxe. La CNUCED a estimé à 720 milliards de $ le montant de ce produit par an. Elle propose qu’il soit partagé en deux : la moitié pour les Etats où serait collectée la taxe, l’autre versée à un fonds de redistribution pour les pays pauvres.
La plupart des objections des libéraux contre la taxe Tobin sont contestables et la vigueur qu’ils déploient pour la discréditer suffirait à la rendre attrayante(5). Ils ont bien compris qu’en gênant la circulation spéculative des capitaux, la taxe entravait le processus fondamental d’appropriation de la plus-value, c’est-à-dire la partie des richesses réelles destinées au capital. Une fois opéré le partage global entre salaires et profits, ce processus d’appropriation prend deux formes :
- la circulation des capitaux tend à égaliser les conditions de rémunération du capital dans le monde ; il s’ensuit que les prix qui se fixent surrécompensent les secteurs modernes très capitalistiques et sanctionnent les secteurs moins modernes parce que le taux de profit s’applique à la masse de capital investie dont la structure entre moyens de production et salaires varie d’un secteur à l’autre ; il y a donc une appropriation par les secteurs capitalistiques de l’équivalent monétaire d’une quantité de travail supérieure à celle incorporée dans les marchandises produites au sein de ces secteurs, et, au contraire, un abandon par les secteurs archaïques d’une partie de l’équivalent monétaire du travail incorporé dans les marchandises qu’ils produisent ; il ne faut donc pas se laisser tromper par les apparences : la valeur ajoutée qui apparaît comme naissant dans un secteur dit à « haute valeur ajoutée » est le plus souvent un mélange inextricable à l’œil nu de valeur ajoutée dans ce secteur et de valeur captée dans d’autres par le biais des prix ;(6)
- ensuite, la circulation des capitaux, grâce à l’achat de titres rémunérateurs, a pour but de s’approprier les résultats de l’activité économique des groupes les plus performants ; c’est la spéculation née de la recherche de cette deuxième forme d’appropriation que vise à limiter la taxe Tobin ; mais comme cette forme, de type spéculatif, n’existerait pas sans la première qui est, elle, le trait dominant de l’accumulation capitaliste à travers l’application de la loi de la valeur, c’est sur le système lui-même qu’il convient de s’interroger parce que ces deux processus d’appropriation qui agissent simultanément exercent en retour une pression contre l’emploi et les salaires(7) , c’est-à-dire sur la production de plus-value elle-même.
Il ne faut pas se cacher que la taxe Tobin n’est pas à elle seule susceptible de faire passer d’un monde de guerre économique à un monde de coopération et de paix. Isolée, elle pourrait même aboutir à un coup d’épée dans l’eau si les détenteurs de capitaux imaginaient de tourner la difficulté en déterritorialisant complètement leurs transactions de change, par exemple en échangeant uniquement sur Internet, supprimant de fait l’usage des marchés des changes. Le risque de contournement existerait également si la politique monétaire reculait encore avec l’avènement de monnaies totalement privées (certains doivent rêver d’une monnaie Microsoft).
Outre qu’elle nécessite de réorienter l’action de tous les organismes internationaux, la taxe Tobin devrait pour être efficace s’insérer dans un plan d’ensemble des choix gouvernant l’avenir de la planète :
- transformer la fiscalité par un allègement de la fiscalité pesant sur les revenus du travail, et par une harmonisation de la fiscalité sur le capital, tant sur le patrimoine que sur les revenus ; il serait dérisoire de taxer la vitesse de passation de la propriété tout en laissant la propriété et ses revenus eux-mêmes exonérés ; aussi, la taxe Tobin pourrait-elle être combinée avec une taxation des investissements directs à l’étranger et avec un impôt unitaire sur les bénéfices des sociétés multinationales ;
- associer à une taxe sur les mouvements de capitaux une pénalité pour les banques qui se prêtent au jeu de la spéculation en avançant les sommes nécessaires à celle-ci : par exemple, on obligerait les banques à un dépôt non rémunéré supplémentaire auprès de la banque centrale ;
- se prémunir contre les comportements spéculatifs des banques centrales elles-mêmes en mettant fin à cette énormité qui a consisté à les rendre indépendantes vis-à-vis de la démocratie.
La taxe Tobin ne peut donc être considérée comme une panacée. Elle est un outil qui peut s’avérer utile pour parer à l’urgence : enlever au capital le droit de diriger économiquement la terre entière qu’il a conquis à travers la liberté totale de circuler.
Discuter de la taxe Tobin présente l’intérêt de renouer avec le débat sur des alternatives au capitalisme et de rouvrir la discussion sur un projet de société moins aliénant et moins injuste. La crise récente en fournit l’occasion. Parce que la liberté de circulation du capital, si importante aux yeux de ses détenteurs, apparaît crûment pour ce qu’elle est : elle équivaut pour eux à la possibilité de s’accaparer sur les marchés financiers la valeur ajoutée qui reste et restera toujours produite par le travail humain, et non pas à celle de faire de l’argent à partir de rien, comme on l’entend souvent.

____________________________________

Notes

(1) Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens.
(2) Le Monde, 10 mars 1999.
(3) Voir Harribey [1998].
(4) J’ai 1 $ que j’échange contre 6 F dans le but de les échanger contre un peu plus de 1 $ en pariant sur l’appréciation du franc, ou bien dans celui d’acheter des marchandises ou des titres financiers libellés en francs.
Dans le premier cas, la taxe Tobin interviendrait deux fois : lors du change dollar contre francs et lors du change en sens inverse. Si nous sommes 500 spéculateurs à avoir fait ces deux types d’opérations, nous sommes taxés au taux de 0,1% sur chacune d’elles et 1 $ de taxe est récolté (en réalité, un peu plus, puisque le taux de change est supposé monter).
Dans le second cas, j’achète 6 F de marchandises françaises. Mon vendeur peut avoir besoin de 1 $ pour acheter du coca-cola américain : il change. Le vendeur de coca-cola peut vouloir des francs, etc. Si 1000 transactions sont opérées entre le dollar et les francs avec ce même dollar, au total, un dollar de taxe sera prélevé à raison de 1/1000 sur chaque opérateur. Et on ne doit pas considérer qu’il y a eu une expropriation complète du fait qu’un dollar circule et qu’un dollar est prélevé, comme le croit D. Cohen [« Les mirages de la "Tobin Tax" », Libération, 29 juin 1998], car il y a eu 1000 $ de marchandises réelles produites et échangées. Par ailleurs, si le dollar a servi au départ à acheter un équipement productif, le changement répété de propriétaire de l’action représentative de l’investissement n’ajoute ni n’enlève rien à la matérialité et la productivité de celui-ci.
(5) « Le volume des transactions chuterait considérablement » indique O. Davanne [1998, p. 42]. C’est précisément le but recherché.
(6) Nous avons rappelé la problématique sous-jacente à la distinction entre valeur ajoutée et valeur captée dans Harribey [1997 et 1999], distinction qui ne prend un sens véritable qu’à l’intérieur de la théorie marxienne de la valeur.
(7) Cette pression pour capter toujours plus de valeur est dénoncée à juste titre par J.P. Fitoussi [1999] mais l’auteur ne la relie pas à la seule théorie de la valeur susceptible d’éclairer cette question puisqu’il considère le profit comme la « récompense de l’esprit d’entreprise », en ne distinguant pas l’origine et l’éventuelle justification du profit.

 

Références

ATTAC, http://attac.org
Chesnais F. [1998], Tobin or not Tobin, Une taxe internationale sur le capital, Paris, L’Esprit frappeur.
Davanne O. [1998], « Instabilité du système financier international », Rapport du Conseil d’analyse économique, n° 14.
Fitoussi J.P. [1999], « La valeur et l’argent », Le Monde, 5 juin.
Harribey J.M. [1997], L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan.
[1998], « Répartition ou capitalisation, on ne finance jamais sa propre retraite », Le Monde, 3 novembre.
[1999], « La soutenabilité : une question de valeur(s) », Université Bordeaux IV, CED, D.T. n° 34.
Khalfa P., Chanu P.Y. (coord.) [1999], Les retraites au péril du libéralisme, Paris, Syllepse.
Nikonoff J. [1999], La comédie des fonds de pension, Une faillite intellectuelle, Postface de J.M. Harribey, « Il n’y a pas de génération spontanée du capital », Paris, Arléa.
Observatoire de la mondialisation [1998], Lumière sur l’A.M.I., Le test de Dracula, Paris, L’Esprit frappeur.
Wachtel H.M. [1998], « Trois taxes globales pour maîtriser la spéculation », Le Monde diplomatique, octobre.