La
nouvelle économie : réalité ou illusion ?
Plan
corrigé
Jean-Marie
Harribey
Le concept de
nouvelle économie na pas été forgé
par les économistes mais par les media. Il nest pas défini
de manière formelle mais se présente sous la forme dun inventaire
de traits qui caractériseraient la période actuelle qui se serait
ouverte au cours de la décennie 90 :
- boom des nouvelles techniques dinformation et de communication (NTIC)
: nouveaux produits (ordinateurs, téléphones portables) dont les
capacités saccroissent (la puissance des ordinateurs double tous
les 18 mois) et dont les prix baissent constamment ; la mise en réseau
des entreprises sen trouve facilitée ;
- Internet ;
- développement des entreprises produisant le matériel lourd (matériel
informatique, microprocesseurs, fibre optique, télécommunications,
),
les logiciels, les services de vente et dassistance, les services en ligne
sur Internet ;
- flexibilité accrue du marché du travail parallèlement
à un renforcement du pouvoir des actionnaires à travers ce qui
est appelé le gouvernement dentreprise ou corporate
governance.
Ce simple inventaire ne suffit pas à définir un nouveau concept,
et cela dautant plus en labsence de critère de définition
précis. Ainsi, il existe un flou autour des secteurs que lon fait
entrer dans les NTIC et donc dans la nouvelle économie
: la téléphonie classique, la radiodiffusion, le commerce de ces
équipements sont désormais rattachés à la
nouvelle économie alors quils relèvent tout autant
de l ancienne . Toute la main duvre de ces secteurs
est rangée dans la catégorie emplois de la nouvelle économie
alors que lon y trouve beaucoup de métiers de lindustrie
classique (par exemple, ouvriers et techniciens fabriquant les semi-conducteurs
qui ne relèvent pas des métiers de l informationnel
). De plus, la contribution à la croissance de cette nouvelle
économie est évaluée à prix constants, ce
qui conduit à la surestimer puisque les prix baissent à vive allure.
Le contexte de cette nouvelle économie est la totale libre
circulation des capitaux devenue effective depuis environ une décennie
qui a eu pour conséquence premièrement de mondialiser les structures
productives et financières du capitalisme en partie débarrassées
des tutelles étatiques et de modifier les modes de financement des entreprises,
et deuxièmement détendre le régime du salariat dans
les pays émergents et de précariser les anciens salariés
dans les pays industrialisés.
Lenvolée des valeurs boursières des entreprises insérées
dans ces nouvelles activités crée un climat deuphorie qui
entretient limpression que le monde est entré dans une ère
nouvelle : une croissance forte, générale, non inflationniste,
voire un nouveau cycle long ascendant de type Kondratiev. Cette impression est-elle
crédible ou représente-t-elle une image déformée
de la réalité ? A-t-on le recul suffisant pour faire la part entre
une reprise conjoncturelle de lactivité et une tendance de fond
de long terme ?
Pour répondre à ces questions, nous proposons de montrer que nous
assistons à une mutation technique de grande ampleur aux conséquences
économiques et sociales très importantes, mais dans laquelle les
contradictions ne sont pas absentes.
I-
Une mutation technique de grande ampleur
Implicitement, derrière laffirmation selon laquelle la nouvelle
économie est arrivée, il y a lidée que ce
serait une bonne nouvelle pour lhumanité entière. A lappui
de cette idée, il semble quil y ait une 3° révolution
industrielle et le début dun cycle long démarré aux
USA.
A- Une
troisième révolution industrielle
Après la révolution industrielle de la machine à vapeur
à la fin du XVIII° et début du XIX°, celle de lélectricité
et du moteur à explosion à la fin du XIX° et début
du XX°, le monde connaîtrait une troisième grande vague dinnovations
fondées sur linformation, les télécommunications
et les biotechnologies. (1)
1. Le paradoxe
de la productivité de Solow dépassé ?
Pendant la décennie 80 jusquau milieu de celle de 90, la croissance
de la productivité du travail aux Etats-Unis, pays où les NTIC
ont été développées en premier, a été
très faible (entre 1 et 1,5% par an). Depuis 1995, cette croissance est
plus forte (un peu au-dessus de 2%) car les taux dinvestissement sont
beaucoup plus élevés.
Mais elle reste inférieure à celle qui était en vigueur
dans les années 60 bien avant les NTIC. Elle est tout au plus conforme
à la tendance séculaire.
2. Limpact
des NTIC sur lensemble de léconomie
Difficile à mesurer. Les gains de productivité sont énormes
dans les secteurs fabriquant les matériels et les logiciels informatiques
mais ces secteurs noccupent quun faible pourcentage de lactivité
totale. De plus, léconomie se tertiairisant, les gains de productivité
potentiels sont plus faibles dans beaucoup de services que dans lindustrie.
Cette faiblesse des gains de productivité laisserait la possibilité
de créations demplois importantes dès que la croissance
de la production repart, ne serait-ce que légèrement.
La diminution considérable des coûts de production, voire leur
quasi nullité, de certains produits liés aux NTIC ferait même
penser quon tendrait vers la gratuité (par ex. les logiciels libres).
Certains auteurs vont jusquà pronostiquer la disparition de la
propriété (2). Certes, des coûts de production nuls, donc
la gratuité, donc labondance, vont dans ce sens, mais, pour linstant,
ce qui est surtout à luvre, cest plutôt la tentative
dappropriation privée toujours plus étendue à travers
la propriété du savoir, la brevetabilité du vivant, les
OGM stériles ou le marché des droits à polluer.
B- Un nouveau
cycle ?
1. Un cinquième
cycle Kondratiev ?
Du début de la décennie 70 jusquà une date récente,
le monde industrialisé a vécu une phase de croissance très
ralentie comparativement à la phase daprès-guerre. Cette
phase de croissance ralentie fut interprétée entre autres comme
la deuxième partie dun quatrième cycle Kondratiev après
épuisement du fordisme. Les NTIC sont donc vues comme facteur dun
nouveau retournement ascendant.
Mais quelle est la part, dans ce diagnostic, de lattente, de lespoir
dun miracle ?
2. Lanalyse
de Schumpeter
A lappui de cette vision, on peut invoquer la thèse schumpéterienne
des grappes dinnovations porteuses de dynamisme économique (notion
de destruction créatrice) et déclencheuses des cycles longs.
La thèse de Schumpeter sapplique vraisemblablement à la
période actuelle. Cependant, certains commentateurs lutilisent
à tort et à travers, par exemple pour dire que le commerce électronique
va apporter un décuplement de la production. Or, premièrement,
les commandes passées électroniquement vont se substituer en grande
partie aux commandes passées par courrier ou téléphone
; en elle-même, cette substitution napporte rien de plus. Deuxièmement,
si le commerce électronique stimule les échanges, cela nenlèvera
pas la contrainte du transport et de la livraison matérielle. La production
à flux tendu a renforcé les encombrements de camions sur les routes.
Le développement des services immatériels qui prendraient la place
de lindustrie matérielle est une vue de lesprit : pour faire
circuler linformation et faire de la communication , il faut
des ordinateurs, des lignes téléphoniques, de lélectricité,
des centrales nucléaires, des satellites, des fusées, encore de
lénergie, etc.
C- Un cas décole
: léconomie américaine
Deux interprétations sont possibles entre lesquelles on ne peut encore
trancher.
1. La croissance
américaine marque le début dun cycle long
La vigueur de cette croissance ininterrompue au cours de la décennie
90, attribuée aux NTIC, serait le résultat dun effort important
en matière de recherche-développement, alors que les pays européens
et le Japon seraient encore englués dans des industries liées
au quatrième Kondratiev (équipement mécanique, automobile,
pétrochimie).
La coexistence dun faible chômage et dune faible inflation
marquerait également une nouvelle période puisque la relation
de Phillips ne serait plus vérifiée. Le taux de chômage
officiel est de seulement environ de 4% aux USA mais les créations demplois
ny sont pas plus élevées dans lère de cette
nouvelle économie quauparavant : +1,1% par an dans
les années 50, +1,8% dans les années 60, +2,4% dans les années
70, 1,8% dans les années 80 et +1,3% entre 1990 et 1998.(3)
2. La croissance
américaine est caractéristique dun cycle conjoncturel de
type Juglar
Dans une tout autre optique, ce serait le 3° cycle Juglar de la phase descendante
du 4° Kondratiev qui serait particulièrement vigoureux aux USA pour
une phase descendante, parce que dans le même temps les pays concurrents
sont englués. Et surtout parce que la politique américaine a été
menée selon une policy mix particulièrement fine.
Les crises monétaires et financières récentes en Europe,
Asie, Amérique du sud confirmeraient que lon ne serait pas encore
entré dans un nouveau cycle long mais que lon vivrait les derniers
moments du 4° cycle. De même, le très fort endettement extérieur
des USA ne constitue pas un gage de stabilité.
Enfin, la récession américaine de 2001 invite à beaucoup
de prudence quant à la durabilité de la croissance.
II-
De nombreuses contradictions
Lexamen des mutations techniques ne suffit pas pour analyser léconomie
capitaliste contemporaine. Plusieurs éléments supplémentaires
doivent être pris en compte, notamment létat des structures
sociales, les rapports de forces et les modes de régulation.
A- Une gestion
de la force de travail régressive
1. Flexibilisation
et précarisation du travail
Dans tous les pays développés, pourtant gagnés soi-disant
par la nouvelle économie , on constate une remise en cause
ou un contournement du droit du travail, le développement des formes
demplois précaires et laccentuation du fossé entre
les emplois qualifiés et non qualifiés.
Le blocage des salaires empêche que les gains de productivité soient
partagés entre salaires et profits comme cétait le cas au
temps du fordisme. En France, de 1988 à 1998, la productivité
du travail a progressé de 26% et le pouvoir dachat salarié
à structure constante de simplement 1,6% (source : INSEE, TEF).
On assiste à un début de glissement de la rémunération
des salariés (surtout ceux en haut de la hiérarchie) non plus
sous forme de salaires mais sous forme de stocks-options ou d épargne
salariale . Un capitalisme patrimonial se prépare qui traduit linteraction
entre la financiarisation de léconomie et les NTIC.
La refondation sociale du MEDEF donne un bon exemple de la régression
sociale sous couvert de paritarisme. Ce nest pas un paradoxe de constater
que le salariat sétend mais que les protections salariales peuvent
à certains moments reculer.
2. La valeur pour
les actionnaires
A cause du chômage longtemps incompressible, le rapport des forces entre
capital et travail est à lavantage du premier. Le mot dordre
de création de valeur pour lactionnaire est donc
satisfait par la modification du partage de la valeur ajoutée en faveur
des détenteurs de capitaux. Cela tire un peu plus encore les cours boursiers
vers les sommets.
3. Un modèle
relevant typiquement de lanalyse de Marx est en place
Les deux points précédents (précarisation salariale et
valeur pour lactionnaire) signifient une élévation du taux
dexploitation permettant un relèvement considérable du taux
de profit, confirmé par lélévation progressive de
la norme de rentabilité sur les marchés financiers. La diminution
des besoins en travail (synonyme de la hausse de la productivité) et
la montée du cours des actions à lannonce de licenciements
ne sont pas la preuve que le capital fait du profit sans travail, cest
la preuve quil répartit encore plus à son avantage le fruit
dun travail de plus en plus productif. La production a beau se détacher
quelque peu de la matière, laccumulation du capital à léchelle
macroéconomique globale (maintenant mondiale) ne se détache pas,
et ne peut pas se détacher, du travail. La nouvelle économie
apportée par lInternet nest pas une économie
dans laquelle cette règle serait démentie.
Une similitude historique est frappante : lélévation du
taux de profit avait également été constatée à
la fin du XIX° siècle au début du 3° Kondratiev dans la
phase du développement de limpérialisme.
Une hypothèse provisoire pourrait donc être retenue à ce
stade de la note de synthèse : en fait de nouvelle économie, il
ne sagirait que dune nouvelle phase de lhistoire de léconomie
capitaliste, celle dune subordination de toutes les activités humaines
aux exigences du capitalisme financier dont la dynamique est fondée sur
un processus de marchandisation du monde qui nest certes pas achevé
mais qui est en marche.
B- Un (anti)modèle
social qui fragilise la nouvelle économie
1. Augmentation
des inégalités
Dans les pays riches, elle affaiblit les chances de durabilité de la
croissance économique si les salaires ne suivent pas les gains de productivité.
Dans les pays pauvres, elle freine la création de marchés ouverts
aux nouveaux produits.
2. Risques financiers
La croissance américaine a été favorisée par leffet
de richesse provenant de la valorisation des patrimoines financiers. Si la bulle
financière éclatait (Dow Jones multiplié par 9 en 15 ans
et par 3 depuis 5 ans), le retournement risquerait dêtre brutal.
Déjà les valeurs technologiques (indice NASDAQ) connaissent un
net repli depuis quelques mois.
3. Risques inflationnistes
Dabord, linflation des actifs financiers a pris le relais de la
hausse des prix des biens et services provoquant les mêmes effets redistributifs
entre les groupes sociaux quune inflation classique, mais cette fois-ci
exclusivement au profit des détenteurs de capitaux.
Ensuite, il nest pas impossible de voir réapparaître des
signes de reprise lente de linflation habituelle. La courbe de Phillips
naurait donc pas disparu mais se serait déplacée(4) , tandis
que le taux de chômage en deçà duquel la hausse des salaires
saccélère (NAWRU) diminue.
C- Une régulation
en recul quoique nécessaire
1. La libéralisation
du capitalisme
Lévolution vers une forme de régulation de léconomie
par les seules lois du marché est présentée comme découlant
naturellement des caractéristiques des NTIC et donc de la fameuse
nouvelle économie . Les monopoles publics, les décisions
contrôlées par lEtat ne feraient pas bon ménage avec
les NTIC qui appellent concurrence, décisions décentralisées
et mises en réseaux.
Ainsi, après les privatisations progressives de toutes les entreprises
publiques, les grandes institutions internationales (Banque mondiale, OMC, Commission
européenne, OCDE, etc.) estiment que le moment est venu douvrir
à la concurrence les services collectifs et la protection sociale,
cest-à-dire de les marchandiser. Les systèmes de retraites
par répartition sont sans doute les premiers à être menacés.
2. La dérégulation
nest pas soutenable
Dabord, la croyance que le marché peut fonctionner à létat
pur sans encadrement est un mythe. Il ny a pas un seul exemple de marché
qui ne soit créé et organisé par une entité collective.
Pis, la dérégulation étatique est organisée par
les
Etats.
Ensuite, la dérégulation engendre des contradictions ingérables
:
- tant sur le plan social : par exemple, lindépendance de la banque
centrale par rapport au pouvoir politique pour pratiquer lorthodoxie monétaire,
plus lobsession dun taux de change fort, plus lorthodoxie
budgétaire, ne laissent quune voie dajustement, celle de
la flexibilité du marché du travail ;
- que sur le plan économique : en voulant faire de leuro une monnaie
dépolitisée et un simple outil au service de la valorisation des
actifs financiers, les libéraux ont cru pouvoir nier la dualité
de la monnaie (instrument privé/institution sociale) ; résultat
: leuro plonge.
Ces contradictions sont ingérables car cest la société
qui fonde le marché et la monnaie. Les chantres de la nouvelle
économie croient linverse.
Malgré les
profondes transformations du système productif, il ny a pas de
nouvelle économie dans le sens où le capitalisme, mû par
la dynamique de laccumulation et de la recherche du profit, est plus que
jamais le système dominant le monde, dans lequel le salariat (rapport
social du capitalisme) sétend continuellement.
Il y a en revanche un nouveau visage de ce système qui se dessine sous
limpulsion de la finance internationale, laquelle pour tirer parti des
gains de productivité promis par les NTIC a besoin de vaincre les résistances
salariales et dempiéter sur les secteurs échappant encore
au marché, tout en se débarrassant des tutelles étatiques
trop contraignantes. La stratégie de substitution dinstances internationales
de régulation du type OMC beaucoup mieux contrôlables par
une puissance dominante (USA ou grandes firmes) aux Etats nationaux classiques,
avec des accords du type AMI, se comprend alors plus aisément.
Reste à savoir ce quen pensera et ce quen pense déjà
la société
La mondialisation sous sa forme libérale
nest pas plus inéluctable que nest automatique larrivée
dune nouvelle économie avec les NTIC. Tout est affaire de construction
sociale.
(1). On peut remarquer que le dénombrement des
révolutions industrielles varie selon les auteurs. Certains
parlent de trois, dautres de cinq, et même dautres encore,
moins nombreux, de quatre. Le plus logique est de parler de trois ou de cinq
selon que lon les fait ou non correspondre aux cycles Kondratiev. Si lon
dit trois : la 1e est impulsée par la machine à vapeur avec une
application en deux temps, le textile (et ça donne le 1er Kondratiev),
puis le chemin de fer et la sidérurgie (2° Kondratiev) ; la 2e impulsée
par lélectricité et le moteur à explosion avec deux
temps (!), les industries chimiques (3e Kondratiev), puis lautomobile
avec pétrole à bon marché (4e Kondratiev) ; la 3e avec
les NTIC. Si lon dit cinq : alors elles correspondraient à chaque
Kondratiev. Je préfère la classification en trois.
(2). Rifkin [2000].
(3). Chiffres cités par Gadrey [2000, p. 88-89].
(4). Cf. graphique de Adda [2000].
Bibliographie