Moins d’impôt tue la société (1)

Jean-Marie Harribey

Politis, n° 777, 27 novembre 2003

 

Tout le monde connaît cet aphorisme repris à son compte par le Président Chirac : « Trop d’impôt tue l’impôt ». Il traduit en langage courant une courbe savante du nom de l’économiste Laffer qui prétend qu’au-delà d’un certain taux d’imposition le montant de l’impôt récolté par l’Etat diminue. La raison en serait qu’un taux d’imposition trop élevé découragerait de travailler, diminuerait l’activité économique et les revenus que l’on en tire. Pour que cette thèse soit vraie, deux conditions doivent être remplies. La première est que les contribuables fassent le choix de substituer du loisir à du travail pour payer moins d’impôt et non pas de compenser par un surcroît de travail le prélèvement supplémentaire. Est-ce probable ? C’est là qu’intervient la seconde condition : le taux marginal d’imposition doit être égal à 100%, totalement dissuasif par rapport à l’envie de produire et de gagner davantage. On n’a jamais vu cela. Quand on entend dire qu’un supplément de revenu fait « sauter » une tranche du barème de l’impôt sur le revenu et qu’il vaut mieux s’abstenir de percevoir ce supplément, c’est une absurdité car même dans le cas du passage dans une tranche supérieure, le supplément d’impôt est toujours inférieur au supplément de revenu.

Avec la loi de finances 2004, le gouvernement Raffarin a décidé de poursuivre le programme chiraquien de baisse de l’impôt sur le revenu : 5% en 2002, 1% en 2003 et 3% en 2004. La raison invoquée est la relance de demande par le supplément de pouvoir d’achat qui en découle. Ce sont les impôts directs (sur le revenu, mais aussi sur la fortune et les bénéfices des sociétés) qui vont diminuer. Or tous les allègements vont profiter aux classes riches et aux entreprises. On peut être sûr que Raffarin va réussir à enrichir les riches mais échouer à relancer l’activité. Pour une raison simple : les classes riches vont avant tout accroître leur épargne alors que les pauvres verront leur consommation stagner.

Raffarin sait tout cela. Alors, pourquoi cet entêtement ? Parce que la baisse des impôts est à l’ordre du jour du programme libéral qui vise à diminuer les dépenses publiques et sociales, afin que puisse s’élargir le champ d’investissement des capitaux privés. C’est astucieux : on diminue les prélèvements, on assèche les organismes publics et sociaux, on les déclare en faillite et on appelle à la rescousse la finance qui attend son heure avec gourmandise.

On pourrait s’étonner : qu’est ce qui peut intéresser les propriétaires du capital dans la privatisation de services vilipendés pour leur improductivité et leur parasitisme ? Répondre à cette question, c’est porter le fer au cœur même de la vacuité de la théorie libérale. Primo, les services non marchands sont utiles, ils sont donc des valeurs d’usage qui sont évaluées monétairement par leur coût mais ils n’ont pas de valeur marchande et ne peuvent donc valoriser le capital. C’est leur défaut rédhibitoire pour les libéraux. Deuzio, l’activité publique résulte d’une décision collective anticipant l’existence de besoins collectifs. Contrairement à l’opinion dominante, les services non marchands ne sont pas financés par une ponction préalable sur l’activité privée, mais les salariés des administrations engendrent une production et un revenu supplémentaires équivalents à la valeur monétaire de ces services. L’impôt vient a posteriori exprimer l’accord de la population pour la pérennité des services et il constitue leur prix socialisé puisque chacun les paie en fonction de ses moyens et non de la quantité utilisée. L’impôt est prélevé non sur les revenus tirés de l’activité du seul secteur marchand, mais sur la totalité des revenus engendrés par l’activité privée et aussi publique. Des preuves ? Une réponse logique : on ne peut pas prélever l’impôt sur une base qui doit naître en partie de lui. Un raisonnement « à la limite » : imaginons que la propriété publique soit totale, toute la production est socialisée et on ne peut dire qu’elle est financée par un prélèvement sur l’activité privée, laquelle a disparu. La collectivité a simplement utilisé du travail pour produire les biens et services dont elle a besoin et a distribué des revenus monétaires en conséquence dont l’équivalent retourne à leur émetteur sous forme de paiement socialisé. Revenons à l’économie actuelle qui est à dominante marchande : ce qui gêne le capital, c’est qu’il existe des non-marchandises et des capacités de travail employées à les produire et non à produire des marchandises.

Moins d’impôt ne signifie plus de liberté que pour ceux dont les moyens financiers les mettent à l’abri du chômage et des risques de la vie. Pour tous les autres, c’est-à-dire la grande masse, moins d’impôt signifiera services publics dégradés, quartiers délabrés, couverture sociale amoindrie, peur du lendemain que l’on appellera « insécurité », autrement dit du lien social en décrépitude. Moins d’impôt tue la société.

 

(1) Politis a modifié ce titre et publié "Moins d'impôt tue".