Riche en emplois ?

Jean-Marie Harribey

Politis, n° 790, 26 février 2004 (1)

 

Le chômage ? Il augmente et atteint de nouveau 10% de la population active. La pauvreté ? Elle s’étend : 180 000 personnes sont d’ores et déjà radiées des indemnités chômage et, bientôt, 800 000. La précarité du travail ? Elle se généralise pour les catégories les plus faibles : travailleurs non qualifiés, jeunes et âgés. Le droit du travail ? Il est foulé aux pieds par l’inversion de la hiérarchie des normes contenue dans la loi sur le « dialogue social » et le sera encore davantage si les propositions du rapport Virville voient le jour. Le salaire ? Raffarin avait ressuscité la corvée moyenâgeuse avec le jour férié travaillé sans être payé et, maintenant, il invente le RMA qui fait prendre en charge par la collectivité plus de la moitié du salaire, permettant au patronat de renouveler les Rmastes tous les 18 mois et ainsi de rendre caduc le SMIC.

Au nom de quoi sont menées ces contre-réformes ? C’est ça qui est très fort : au nom de l’emploi et de la réhabilitation du travail ! Avec un argument qui paraît imparable : plus on baisse le coût salarial, non seulement on crée des emplois, mais plus on enrichit la croissance économique en emplois. Qu’est-ce à dire ? Une croissance est plus riche en emplois si, pour une même croissance de la production, on crée un nombre d’emplois plus important pendant une période que pendant la précédente. Autrement dit, si, pour avoir un même accroissement du nombre d’emplois, il faut une croissance économique moindre, ou, tout simplement, si le nombre d’emplois augmente plus vite que la production.

Et par quel miracle la croissance deviendrait ainsi plus riche en emplois ?
Réponse libérale : parce qu’on baisse les salaires. Ah bon ? Prenons un exemple. On produit 100 avec 2 salariés. La productivité par tête est de 50. Supposons que les salaires soient divisés par deux et que les entreprises doublent leurs effectifs. Si tous les salariés sont aussi efficaces, travaillent autant de temps et avec la même intensité que les deux premiers auparavant, la production passe à 200 et la productivité par tête est stable à 50. On a créé des emplois mais le rapport entre production et emploi n’a pas bougé, ce qui est logique puisque le contenu en emplois de la production, c’est l’inverse de la productivité individuelle. La croissance n’est pas devenue plus riche en emplois. Comment l’enrichir ? Il n’y a qu’une solution : faire en sorte que la productivité par tête progresse moins vite. Dans l’exemple, il faut diminuer d’un cinquième le temps de travail individuel et embaucher un cinquième salarié : on produit toujours 200, la productivité horaire reste la même, la productivité par tête n’est plus que de 40 et la croissance s’est enrichie en emplois. Dans une économie qui se tertiairise, la croissance peut aussi s’enrichir en emplois car la productivité augmente moins dans les services.

Quel rôle joue la baisse des salaires ? A supposer qu’elle ait la vertu de favoriser la création d’emplois que lui attribuent les libéraux et qu’ils n’ont jamais pu prouver, elle n’a strictement aucun effet sur l’enrichissement de la croissance en emplois. Et l’expérience confirme le raisonnement. Les Etats-Unis ont connu au début des années1990 une forte croissance économique avec une création d’emplois en proportion (donc, sans enrichissement en emplois) car la productivité progressait très peu à taux pratiquement constant. Depuis la reprise de 2003, leur croissance ne crée pas d’emplois parce que la productivité évolue comme la production. En l’absence de RTT, la croissance s’est appauvrie en emplois.

En France, la croissance s’est enrichie en emplois pendant la mise en place des 35 heures. Et si, aujourd’hui, la croissance repartait (ce qui, on l’a déjà dit plusieurs fois ici, n’est pas souhaitable si l’on n’en change pas le contenu), il y aurait évidemment des créations d’emplois, mais, à cause de la hausse du temps de travail (durée de cotisations pour la retraite allongée, interruption des 35 heures, contingent d’heures supplémentaires accru, etc.), cette croissance s’appauvrirait en emplois. Pour obtenir un certain volume de création d’emplois dans une structure donnée de l’économie, il faudrait une croissance de plus en plus forte !

Le raisonnement libéral sur l’efficacité de la baisse des salaires pour enrichir la croissance en emplois ne tient que si les entreprises embauchent des salariés moins qualifiés et moins productifs (encore que l’embauche doit être plus forte que la baisse de la productivité par tête). L’alternative est donc : riche en emplois de mauvaise qualité obtenus par la précarisation ou bien riche en emplois de qualité obtenus par la RTT.
Le ministre Mer a choisi : il a déclaré à Davos qu’il venait pour « vendre la France ». Et, à l’adresse des travailleurs, le gouvernement communique par anti-phrases : « Pour que l’économie s’enrichisse, appauvrissez-vous. Pour réhabiliter le travail, précarisons-le. »
L’an dernier, leur chanson était : « Pour sauver les retraites, diminuons-les. » Pour un tournant radical, il faut les virer.

(1) Politis a changé mon titre et publié cet article sous le titre "Croissance et emploi". Ce titre ne correspond pas au contenu de l'article et est d'autant plus mal venu en plein débat sur croissance et décroissance.