Réformer la retraite par répartition : pour la sauver ou l’enterrer ?

Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa

Libération, 11 septembre 2001

 

La question des retraites sera, à n’en pas douter, l’une des principales questions débattues lors des prochaines échéances électorales. Le débat se déroulera à deux niveaux. Sur le premier front, les représentants des groupes financiers les plus puissants, relayés par leurs porte-parole libéraux, agiteront l’épouvantail démographique pour placer leur offre de fonds de pension et de produits financiers mirifiques. Mais, l'actuelle débâcle boursière lamine la crédibilité de tels discours et il est de plus reconnu par tous les économistes de bonne foi que la capitalisation ne peut en aucune manière constituer une réponse financière collective à un problème démographique puisque tous les systèmes de financement des retraites sont confrontés de la même manière à celui-ci. Un second front a donc été ouvert. Sur ce dernier, l’offensive est dirigée contre les défauts du système par répartition. Et il est vrai que, dans le cas français particulièrement, ils ne manquent pas. A cet égard, Jacques Bichot et Michel Godet (Libération, 6 septembre 2001) ont raison d’en souligner plusieurs dont le point commun est l’inégalité de traitement des individus selon qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie puisque tous n’ont pas la même espérance de vie, n’ont pas les mêmes parcours et durée d’activité et n’apportent pas la même contribution au renouvellement démographique.

Cependant, il est permis de se demander si les auteurs de cette dénonciation ont bien choisi leur cible. Est-ce le système de retraite par répartition qui est la cause des écarts en matière d’espérance de vie ? Ou bien l’origine se situe-t-elle bien en amont, par exemple dans les très grandes inégalités de conditions de travail ou de conditions d’accès aux soins tout au long de la vie qui déterminent la durée de celle-ci ? Est-ce la faute du système par répartition si les carrières professionnelles sont devenues des fromages de gruyère pour tous ceux qui depuis vingt ans ont été victimes du chômage, de la précarité, des temps partiels imposés et donc de la déqualification débouchant sur des salaires de plus en plus indécents ? La réponse à ces questions est évidente : la restauration des profits d’un côté, grâce au chômage et à la compression des salaires, et la multiplication des exonérations de charges sociales de l’autre, ont mis en danger l’équilibre des comptes sociaux et favorisent la remise en cause de la protection sociale dont les retraites sont avec la santé le pivot essentiel ; le capitalisme laissé à lui-même aggrave les inégalités sociales et les conditions de vie et de travail de la grande majorité des salariés.
Vouloir réformer la retraite par répartition pour l’améliorer est bien. Mais on ne peut exiger de ce système qu’il résolve les problèmes dont il n’est pas responsable et dont justement il subit les conséquences. Ce système n’a pas été inventé pour remédier aux tares de l’économie capitaliste mais pour organiser une socialisation du risque vieillesse. Ainsi, lorsque l’économie organise une répartition primaire des revenus fortement inégalitaire, le système de retraites par répartition reproduit évidemment les principales inégalités. Si l’on veut donc y remédier, il faut prendre le problème à la racine. Pour atténuer progressivement les inégalités d’espérance de vie, il faut, dès l’entrée dans la vie active, compenser les conditions de travail les plus dures par une réduction plus importante du temps de travail et par une amélioration significative des plus bas salaires qui sont le plus souvent liés aux emplois les plus difficiles. Que changerait la mise en place de la neutralité actuarielle au moment du départ en retraite si l’on ne touchait pas à l’organisation du travail en amont ? Qu’apporterait une prise en compte au moment de la retraite du nombre d’enfants que chaque individu a engendrés si la société n’a pas rendu auparavant plus facile l’accès pour tous à l’éducation et aux services liés à la petite enfance dont on sait combien ils influencent l’activité des femmes ?

Pire même, l'introduction de la neutralité actuarielle transformerait la logique actuelle du système par répartition, en y introduisant de force celle de l'assurance-vie. Le montant de la retraite y deviendrait strictement fonction de l'espérance de vie du retraité. Et comme l'espérance de vie augmente de trois mois par an, âge et durée de cotisation requis augmenteraient également de trois mois par an et deviendraient 60 ans et trois mois et 161 trimestres en 2004, etc. Il s'agit là de la position du MEDEF qui vise à amener progressivement la durée d'activité nécessaire pour le "taux plein" à 45 ans d'activité, et l'âge minimum à 65 ans avec pour conséquence la baisse programmée des pensions. En effet, alors que les jeunes rentrent de plus en plus tard sur le marché du travail et que les entreprises continuent à se débarrasser de leurs salariés bien avant 60 ans, il sera en effet de plus en plus difficile de réunir les conditions requises pour une retraite sans abattements.

Nous avons montré (Fondation Copernic, Les retraites au péril du libéralisme, Syllepse, 2000) que la question des retraites est un problème de choix de société dans la mesure où il est avant tout celui de l’utilisation des gains de productivité : ceux-ci doivent-ils être appropriés exclusivement par les revenus financiers comme au cours des deux dernières décennies, ou bien sont-ils utilisés pour réduire le temps de travail, améliorer la condition des plus faibles et pallier la détérioration du rapport actifs/inactifs par une hausse lente et progressive des cotisations sociales ? Si le premier choix continue de prévaloir, la protection sociale explosera et Messieurs Seillière et Kessler n’attendent que cela. Les discriminations positives que préconisent Jacques Bichot et Michel Godet n’y changeront rien. Les discriminations positives peuvent être d’un grand secours si elles sont introduites en parallèle avec des solutions qui les rendent progressivement inutiles car on a fait en sorte que les causes profondes des failles de la protection sociale soient éradiquées ou, tout au moins, fortement atténuées.

En fait, les défauts du système par répartition ne sont pour Jacques Bichot et Michel Godet qu'un prétexte. Ainsi, après avoir affirmé en introduction que la retraite par capitalisation est une fausse piste, ils concluent qu’elle peut être un appoint intéressant, tirant les conséquences de la baisse du montant des pensions induites par l'introduction de la neutralité actuarielle. Or, la capitalisation n’est intéressante que pour la minorité qui y a accès et qui détourne ainsi à son profit les gains de productivité dont nous parlons plus haut, renforçant les inégalités dont les discriminations positives devraient venir à bout ! La ficelle est un peu grosse. Cela ressemble davantage à un enterrement qu’à un sauvetage.

Jean-Marie Harribey est professeur de sciences économiques et sociales à l’Université Bordeaux IV, et Pierre Khalfa est secrétaire fédéral de SUD-PTT. Tous deux sont membres de la Fondation Copernic.