Retraites : le social est soluble dans le libéralisme

Jean-Marie Harribey

Charlie Hebdo, n° 576, 2 juillet 2003

Sous le titre « De gros mensonges pour de petites retraites »

 

Dans quelques mois, avec un peu de recul, on dira pourquoi un mouvement social d’une telle ampleur est passé si près du but après avoir réussi à montrer que la réforme Fillon tirait prétexte de la démographie pour organiser un détournement supplémentaire de richesse au bénéfice des revenus du capital. Les économistes libéraux en restaient cois. Aussi des contre-feux ont-ils été allumés par les sociaux-libéraux accourus en renfort. A la vacuité du discours gouvernemental (« il n’y a pas d’alternative ») a succédé une suite de contre-vérités tendant à discréditer les contre-propositions. Exemples (1).

« La retraite est un salaire différé. » Pas du tout. La retraite n’est pas une épargne. Elle est un salaire socialisé, c’est-à-dire dont les moyens de financement sont mutualisés.

« Augmenter les prélèvements sur les profits ou élargir l’assiette des cotisations sociales rompraient le pacte entre les générations de salariés et de retraités. » Astucieux mais incohérent. Si la contribution patronale augmente, c’est autant de moins pour les profits et de plus pour la masse salariale. Donc le lien entre salaires et retraites est conservé.

« Taxer le capital est illusoire. » Motif ? Seulement 1% du PIB pourrait servir de base à une taxe. Plaisanterie ! En 2000, l’excédent brut d’exploitation (le profit) des sociétés non financières représentait 32,6% de leur valeur ajoutée, la formation brute de capital (l’investissement) 19,3% dont 14,7% d’amortissement. Il reste donc 13,3% de la valeur ajoutée des sociétés privées partant en dividendes, intérêts ou placements spéculatifs.

« Les profits ne sont pas des recettes pérennes, susceptibles de garantir les régimes par répartition. » Ou bien : « Les profits sont aléatoires car ils dépendent de la conjoncture économique. » Confusion entre la valeur ajoutée et la fiction boursière sur laquelle personne ne mise sauf les chantres de la capitalisation. En dépit des soubresauts de l’activité économique, la part des profits dans la richesse produite a grimpé de 10 points en 20 ans.

« Si l’on taxait davantage les profits, la charge retomberait sur les salariés. » Belle redécouverte aujourd’hui de ce que Marx expliquait il y a 150 ans : le travail crée tout, donc il paie tout. Tout est à la charge des salariés, et d’abord les profits. Raison de plus pour en récupérer le maximum pour couvrir les besoins sociaux. Mais l’honneur (social-)libéral est sauf car les bien-pensants se ressaisissent aussitôt : « c’est seulement en mettant à contribution les salaires ou les retraites que l’on peut dégager des ressources à la hauteur du problème [des retraites] ».

« Le bénéfice de la productivité disparaît si la pension est indexée sur les revenus moyens d’activité. » Zéro pointé ! Confusion entre évolutions relative et absolue : par exemple, le tiers de 20, c’est plus que la moitié de 10. La modification de la composition par âges de la population va obliger à répartir différemment la masse salariale entre salaires et retraites (relativement moins pour les premiers, plus pour les secondes). Mais, même dans l’hypothèse la plus défavorable où la masse salariale stagne au niveau très bas actuel (60% de la richesse), salaires et retraites peuvent tous augmenter de façon absolue, seulement un peu moins vite que le gâteau total.

Les taux de croissance économique élevés de l’ordre de 3% sont « invraisemblables » dans l’avenir. Touché juste ! Et on regrette que certains nostalgiques du productivisme leur fournissent cet argument. Nos experts se seraient-ils convertis à l’écologie ? Non, ils veulent seulement nier les gains modérés de la productivité pour qu’on n’ait pas à poser le problème de leur répartition, notamment par le biais d’une baisse de la durée du travail. Alors ? Les sociaux-libéraux approuvent l’allongement de celle-ci contenu dans le plan Fillon. Qui sera impossible avec le chômage et qui se traduira par une baisse des retraites pour faire le lit de la capitalisation. Le travail contre le capital, bon sang, mais c’est bien sûr…

 

(1) E. Cohen (Libération, 26 05 03) ; F. Chérèque (Libération, 02 06 03) ; T. Piketty (Le Monde, 11 06 03 et Libération, 16 06 03) ; E. Cohen, J.P. Fitoussi et J. Pisany-Ferry (Libération, 12 06 03 et 20 06 03). Charlie Hebdo n’a pas publié cette note de bas de page et ajouté comme sous-titre : « Fillon rate son bac économie. Sur les retraites, c’est lui qui a dit les plus grosses âneries. », ce qui peut laisser croire à tort que F. Fillon est l’auteur des déclarations qui suivent.