La productivité à bon escient

Jean-Marie Harribey

Politis, n° 757, 26 juin 2003


La productivité du travail et son évolution sont au cœur du débat sur les retraites et plus généralement du choix de société auquel nous sommes confrontés. La productivité du travail est le rapport de la production et de la quantité de travail nécessaire. Quand le numérateur augmente plus que le dénominateur ou quand celui-ci diminue pour un numérateur constant ou croissant, la productivité augmente.

Cette définition permet de lever un malentendu : l’accroissement de la productivité n’est pas nécessairement synonyme de productivisme s’il est utilisé pour réduire le temps de travail de chacun, en vertu du principe humain du moindre effort. Il ne dérive vers le productivisme que s’il est utilisé pour accroître indéfiniment la production et donc le niveau de vie matériel, sans RTT ou très peu. Dans ce cas, il est obtenu le plus souvent par une intensification du travail qui aggrave les conditions de celui-ci et il occasionne une ponction croissante sur les ressources naturelles avec la pollution en prime. Mais ces conséquences ne découlent pas mécaniquement de la recherche de gains de productivité ; elles résultent d’un choix d’utiliser ces gains pour promouvoir une croissance économique illimitée.

En quoi ces précisions concernent-elles les débats de société actuels ?
Le financement des retraites est une question de répartition des richesses et, plus précisément, de répartition des futurs gains de productivité. S’agit-il d’une concession au mythe de la croissance économique et d’une fuite en avant suicidaire à long terme, compte tenu des limites écologiques de la planète ? Cela se peut, mais ce n’est pas certain.

Primo, parvenue à un certain stade de développement, la société pourrait décider de décélérer la croissance en recherchant la qualité des produits plutôt que leur renouvellement incessant et en orientant la production vers la satisfaction de besoins dont l’impact sur l’environnement est moindre (transports collectifs, agriculture biologique, éducation, etc.). Pour aller dans le sens d’une meilleure qualité de vie, les gains de productivité, sous réserve de ne pas intensifier le travail ni de dégrader la nature, permettent de financer plus facilement les investissements nécessaires à cette réorientation. Une meilleure productivité n’induit pas obligatoirement un pari sur la croissance infinie. La décélération de la croissance serait nécessaire également pour éviter de perpétuer un enrichissement des pays du Nord fondé en partie sur la domination du Sud. L’accaparement des ressources naturelles est l’aspect le plus visible de cette domination. Mais celle-ci prend aussi des formes plus sournoises. Nos gains de productivité ont pour origine dans une large mesure notre savoir-faire et nos techniques sophistiquées. Mais la productivité est calculée avec, au numérateur, une production évaluée monétairement par le biais des prix puisqu’il y a beaucoup de produits à additionner. Or les prix à l’échelle internationale ne reflètent pas les contenus en travail à cause d’écarts de salaires souvent supérieurs aux écarts de productivité. Donc, « nos » gains de productivité incorporent une part de valeur engendrée par d’autres que nous. Pour corriger cette distorsion, l’aide gratuite aux pays pauvres serait une façon de leur restituer une part de « nos » gains indûment enregistrés.

Secundo, les salariés en lutte contre le plan Fillon ont-ils raison de se focaliser sur ces gains de productivité ? Oui. Parce que, quelle que soit leur importance, faibles ou forts, ils doivent être répartis équitablement. La tendance à la diminution de la part de la masse salariale dans le PIB (10 points de pourcentage en 20 ans) doit s’inverser : une hausse de la masse salariale plus rapide que la productivité (par une hausse de l’emploi ou des salaires) ou un prélèvement supplémentaire sur le revenu du capital le permettraient. Il n’est donc même pas besoin d’une croissance forte pour absorber l’évolution démographique à venir : une réaffectation d’une part de valeur ajoutée suffit. Pour s’en faire une idée, si la croissance était nulle pendant 40 ans et si l’on maintenait le pouvoir d’achat des salariés et des retraités plus nombreux, la masse salariale devrait passer d’environ 60% à 69% du PIB. Serait-ce insupportable pour l’économie alors que la part des dividendes, intérêts et profits destinés à la spéculation est supérieure à cet écart ?

Tertio, il faut rappeler à l’encontre du mythe de la fin du travail propagé ces dernières années qu’il n’y a pas de valeur économique et donc de revenus monétaires (salaires, prestations et profits) qui ne proviennent du travail. Donc, si la société estime que certains besoins ne sont pas satisfaits, il n’y a pas d’autre solution (dans une situation où l’on serait au plein emploi) que de faire croître la productivité.

La conclusion est que la productivité peut certes user les hommes et la nature, mais, sous certaines conditions, on peut l’utiliser.