Les vrais faux-monnayeurs (1)

Jean-Marie Harribey

Politis, n° 765, 4 septembre 2003

 

Voici une histoire vraie sur une chose que l’on dit fausse. A la sortie d’une autoroute, je présentai un billet de banque pour m’acquitter du péage. Au bout de quelques secondes, la jeune fille au guichet me dit : « Je ne peux l’accepter car il est faux. » Etonné, je l’interrogeai : « Comment le savez-vous ? » « Le détecteur de fausse monnaie vient de me l’indiquer » me répondit-elle. « Comment puis-je reconnaître qu’il est faux ? » lui demandai-je ? « Vous ne pouvez pas, seule la machine peut le détecter. » Je présentai un autre billet qui passa avec succès l’épreuve et je repartis soulagé mais songeur.

Tant qu’un billet n’est pas reconnu comme faux, est-il de la vraie monnaie ? Assure-t-il les transactions commerciales et dynamise-t-il l’activité au même titre qu’un billet émis par la banque centrale ? Oui. L’introduction dans le circuit économique d’un faux billet équivaut à une émission de vraie monnaie, c’est-à-dire à un crédit accélérant la production et les échanges. Lorsqu’il est détecté et retiré de la circulation, on détruit de la monnaie qui assurait une part de l’activité.
Qui a rendu le meilleur service à la collectivité : le faux-monnayeur ou le gardien de l’ordre ?

Depuis la fin des années 1970, les classes riches détentrices du patrimoine financier ont imposé au monde un virage dangereux. Un détournement systématique des revenus créés a été organisé à leur profit par le biais de l’austérité salariale obtenue grâce au chômage et à la précarité, de l’austérité monétaire grâce à des banques centrales maintenant des taux d’intérêt réels élevés et de l’austérité budgétaire interdisant tout déficit.

Lorsque la Banque centrale européenne s’arc-boute sur la lutte contre l’inflation pour préserver la rente financière et que la Réserve fédérale (banque centrale américaine), beaucoup plus souple et réactive, consent à desserrer le crédit dès que le risque de crise financière devient trop grand, quelles politiques conduisent-elles ? La première assure un petit rôle de rempart et la seconde, plus puissante, celui de prêteur en dernier ressort à la finance. Le crédit international ne sert plus essentiellement à l’activité productive mais à huiler les rouages de la finance mondiale pour spéculer, restructurer et concentrer. Là est le paradoxe : de la vraie monnaie est injectée mais elle ne sert à rien sinon à renforcer l’hégémonie financière et à remodeler les rapports de forces au sein de la haute bourgeoisie.

Lorsque Chirac envisage de poursuivre la baisse de l’impôt sur le revenu (5% en 2002, 1% en 2003 et 3% prévus en 2004), il espère relancer la consommation et la croissance. C’est une prime aux riches mais c’est intellectuellement indigent. Les baisses de 2002 et 2003 ont abouti à une augmentation de l’épargne des ménages aisés, portant le taux d’épargne pour la France au niveau record de 17% du revenu disponible. Ceux qui auraient une plus grande disposition à consommer ne le peuvent pas et ceux qui auraient les moyens de consommer sont déjà gavés. Le gouvernement veut-il voir les classes riches de notre pays imiter celles des Etats-Unis où leur boulimie a dopé la croissance économique au cours de la décennie 1990 ? Ce qui est possible aux Etats-Unis qui, du fait de la suprématie du dollar, peuvent attirer l’épargne mondiale et se contenter d’un taux d’épargne intérieur de 1%, n’est pas généralisable.

Raffarin et Schröder veulent réduire les déficits publics et, après avoir diminué les impôts, ils devront diminuer les dépenses. Cela réduira la quantité de monnaie en circulation bien plus que la destruction des faux billets. Pour survivre, le peuple argentin a, après la crise de 2001, délaissé le peso et créé d’autres monnaies locales. L’Etat n’étant plus capable d’assurer la légitimité de sa propre monnaie, le peuple affirmait sa volonté d’en fonder une nouvelle car, sans la légitimité qui permet de construire socialement une monnaie, il n’y a plus ni économie ni société. Et c’est bien là que réside l’une des failles majeures du capitalisme mondial financiarisé : la monnaie est mise au service exclusif de la finance et sa légitimité aux yeux des rentiers grandit tandis que s’étiole sa légitimité au regard de la société.

Les vrais faux-monnayeurs sont aujourd’hui ceux qui font le choix de détruire le lien social tout en pleurnichant sur les vieux mourant de chaud l’été et sur les sans abri mourant de froid l’hiver. Car, en détournant les outils de la politique économique, à savoir la monnaie et le budget public, vers la satisfaction des intérêts du capital, ils font pire qu’émettre de la « fausse » monnaie, ils dévoient la « vraie ». Certes, les gouvernants ne battent plus monnaie pour leur propre compte, mais ils ne le font pas davantage pour la société, ils battent monnaie seulement pour nourrir la bourgeoisie financière. Cela nous promet peut-être une bonne rentrée… des classes.

 

(1) Le titre publié par Politis fut "Les faux-monnayeurs"