La
nouvelle économie politique
Jean-Marie
Harribey
Politis, n° 847, 14 avril 2005
La polysémie
du mot économie est troublante. En un premier sens, cest
la gestion de la maison : loikos nomos dAristote. Et, si
cette gestion est bonne, elle permet déconomiser ressources et
travail : « Léconomie vraie, lépargne, consiste
à économiser du temps de travail », disait Marx. Un deuxième
sens du mot économie a pris le pas avec le développement
du capitalisme : il désigne la sphère dactivités
humaines soumises à la rentabilité au fur et à mesure que
sétend leur marchandisation. Depuis que les politiques néolibérales
se sont imposées, on dit que cette économie a subordonné
le politique et le social à ses fins, et leur a imposé son mode
de régulation par le marché, supposé conduire au meilleur
état de la société possible. Cette main mise illustre ce
que Polanyi appelait le « désencastrement » de léconomie
de la société. Non pas que léconomie capitaliste
puisse se passer de règles et dinstitutions, ni même de direction
politique, mais les seules règles admises sont les siennes, la seule
politique tolérée est celle qui satisfait les intérêts
du capital. Entre en scène un troisième sens du mot économie.
Il désigne le discours dominant sur la réalité précédente,
le seul qui ait voix au chapitre, qui soit enseigné et diffusé.
Le paradoxe est que ce discours économique discrédite la politique
qui serait définie démocratiquement tout en étant éminemment
politique. Deux faits dactualité en témoignent.
Le premier
a trait au projet de Constitution européenne dans lequel les exemples
dune politique qui ne dit pas son nom abondent. Ainsi, lindépendance
de la Banque centrale européenne y est consacrée. En la plaçant
définitivement hors de tout contrôle, la Constitution la met au
service de la rente financière et lengage vers une quasi privatisation,
puisque le caractère de bien public de la monnaie est nié au profit
exclusif de son caractère privé, cest-à-dire dinstrument
daccumulation. Le rêve fou de Hayek, léconomiste le
plus libéral du XXe siècle, de supprimer les banques centrales
prend forme.
Ainsi encore, la négation du droit du travail et du droit au travail,
le dumping social permis par la Constitution et les directives sur la libéralisation
des services et sur le temps de travail, sont-ils théorisés par
lidéologie économique comme des conditions pour revenir
à la « nature des choses », cest-à-dire au seul
« droit naturel » légitime : celui qui consacre la prééminence
du droit de propriété et de la liberté de faire circuler
le capital sur tout autre considération.
Que disent les idéologues ralliés à cette cause ? François
Hollande : « La Constitution nest ni sociale, ni libérale
» ; Dominique Voynet : « La Constitution nest ni de gauche,
ni de droite » ; Daneil Cohn-Bendit : « Un bulletin na pas
de couleur » ; Alain Lamassoure : « La Constitution nest ni
de gauche, ni de droite, ni du centre ». Or lapolitisme revendiqué
ici est une machine de dépolitisation du débat pour faire de toute
question une chose naturelle, universelle et inévitable. La propriété
privée ? Un don du ciel. La concurrence ? Une manifestation de la lutte
des espèces. Le marché ? Un dieu éternel, omniscient et
bienfaisant. Le capital ? Un support de la liberté. Le profit ? Le seul
critère de décision objectif. Et le droit du travail ? Anti-naturel
car il brime le droit de propriété. La solidarité ? Crée
trop de sécurité
sociale. Le travail ? Cest du
capital humain, donc à rentabiliser.
Le deuxième
fait tiré de lactualité concerne le rapport remis à
lONU par 1300 scientifiques sur létat de la planète.
Faute de réorientation radicale de léconomie, le monde court
à la catastrophe : destruction des écosystèmes, épuisement
des ressources, pollutions, réchauffement climatique menacent les conditions
de la vie future, en premier celle des pauvres. Salutaire par son cri dalarme,
qui sajoute à beaucoup dautres (1),
le constat débouche sur le souhait que le monde adopte des résolutions
pour les écosystèmes analogues à celles prises à
Kyoto pour le climat. Mais cette voie est-elle à la hauteur du défi
? Suffira-t-il de confier au marché la gestion des écosystèmes
pour les préserver ? Ce qui supposerait de privatiser auparavant les
bancs de poissons, la forêt amazonienne, les nappes phréatiques
(2),
etc., tout ce que la Terre compte de biens communs : après les connaissances,
le vivant, après la Banque centrale et la monnaie, les écosystèmes.
Nul doute que lidéologie économique trouvera alors les mots
pour justifier ce pas supplémentaire vers la marchandisation. Drapée
dans un discours naturaliste confinant à un intégrisme religieux,
sans rapport avec la mise en coupe réglée de la planète
par un système productiviste avide de profit, elle sera une économie
politique représentative dintérêts privés.
« Notre maison brûle » selon laphorisme de J. Chirac.
Loikos est incendiée pour le plus grand bien des bénéficiaires
de léconomie en son deuxième sens, avec laval
du troisième.
(1) La rédaction de Politis a enlevé "qui sajoute à beaucoup dautres".
(2) La rédaction de Politis a enlevé "les nappes phréatiques".