Nous sommes en train de créer un moment d’histoire…

Jean-Marie Harribey

Pau – 25 mai 2005
Bordeaux – 26 mai 2005

 

Tel est pris qui croyait prendre. Le cynisme des gouvernants est tel qu’ils s’imaginaient faire avaler sans difficulté au peuple la plus grosse couleuvre politique de ces 50 dernières années. Ils avaient conçu une journée des dupes. Elle se retourne contre eux. Car nous avons gagné une première bataille, celle sans laquelle la victoire de dimanche ne serait même pas envisageable. Nous avons réussi à mettre au centre du débat public l’objet du délit dont aucun de ses partisans ne souhaitaient voir étaler le contenu car celui-ci était l’aveu suprême du déni de démocratie et de la constitutionnalisation des pires travers de l’idéologie économique libérale.

Un nombre croissant de citoyens se sont emparés de ce texte aussi abscons qu’idéologique. Une majorité de salariés ont compris que leur sort serait irrémédiablement scellé par cette constitution avalisant les politiques désastreuses passées et ouvrant encore plus grande la porte au dumping social et aux délocalisations, au chômage et à la précarité, au laminage des retraites et de la protection sociale, au libre-échange intégral et au productivisme.

Jusqu’à dimanche, il faut redire que l’indépendance de la BCE est inacceptable. Que l’interdiction qui lui est faite d’accorder le moindre crédit aux Etats en déficit est inacceptable car elle permet aux spéculateurs de se porter acquéreurs des bons du Trésor que les Etats seront obligés de vendre sur les marchés financiers ravis de l’aubaine.

Il faut redire que la Charte des droits fondamentaux contenue dans la 2ème partie de la constitution ne crée aucun droit nouveau ni aucune compétence nouvelle pour l’Union, instituant ainsi une citoyenneté européenne à plusieurs vitesses, entre pays à protection sociale faible et pays à protection plus élevée.
Il faut redire que toute harmonisation fiscale et sociale est exclue. Que le budget européen sera plafonné à 1% du PIB européen, ne laissant d’autre possibilité pour les nouveaux pays que de pratiquer le dumping social, acculés qu’ils sont par le diktat des pays riches pour limiter le budget, dont la France par la voix de son gouvernement, et submergés par les capitaux avides de profits faciles.
Il faut redire que lorsqu’on accorde la priorité à la concurrence libre et non faussée, l’emploi et les droits sociaux deviennent les variables d’ajustement.
Il faut redire que la disparition des services publics est programmée par l’obligation faite aux services d’intérêt économique général de ne pas fausser la concurrence et par l’interdiction de recevoir des aides publiques.
Il faut redire que l’affirmation selon laquelle services d’intérêt économique général = services publics est un mensonge grossier de la part de ceux qui nous accusent de supercherie pour dissimuler leur forfaiture intellectuelle autant que politique.
Il faut redire que l’Europe libérale s’inscrit dans la dynamique mondiale d’un capitalisme qui n’a de cesse que de privatiser l’eau là où elle manque cruellement aux populations, de privatiser les écoles là où les enfants ne peuvent apprendre à lire et les hôpitaux là où l’on meurt quotidiennement du paludisme.

Il faudra le redire après le 29 mai pour continuer à aller de l’avant et bâtir un vrai projet de transformation sociale puisque, collectivement, nous avons contribué à réhabiliter la politique.
C’est ce point qui est sans doute le plus prometteur. En premier lieu, parce qu’on vient d’avoir la preuve que le capitalisme, même dans sa phase la plus dévastatrice pour tout ce qui relève du social et du collectif, ne peut pas se passer d’une régulation d’ensemble, fût-elle réduite à son aspect coercitif. Si la thèse libérale selon laquelle le marché peut être la main qui guide les sociétés était juste, le capitalisme européen n’éprouverait pas le besoin d’inscrire dans le droit les exigences de rentabilité et de compétitivité tout en sacrifiant celles de solidarité, et le capitalisme mondial ne s’acharnerait pas à se doter d’une Organisation mondiale du commerce imposant le droit du commerce libre au-dessus des droits humains.

La haine du collectif exprime l’aversion des classes dominantes pour tout espace de respiration non marchande dans un univers de concurrence sauvage, pour toute institution chargée de rendre réelle une solidarité au sein d’une collectivité. La classe bourgeoise aujourd’hui en voie de mondialisation veut se débarrasser de la face « sociale » des Etats pour ne conserver que leur face de contrôle social assuré, via les media, par la manipulation des symboles, tout autant que par la force. En effet, l’Etat ne fut jamais entre les mains des dominants un simple outil unilatéral de subordination des classes populaires, mais fut aussi et reste le lieu des compromis sociaux provisoires. Oublier cette ambivalence, c’est tomber dans la caricature grotesque, et en tout cas bien peu dialectique, d’un pseudo radicalisme à la Toni Negri fustigeant cette « merde d’Etat-nation ». Le non de gauche au projet libéral de constitution européenne est le fait de la majorité des couches composant le salariat. A quoi sert-il d’agonir d’injures et de condamner les institutions publiques nationales avant même de réunir les conditions d’une véritable construction politique supranationale, sinon à tenir pour acquise la disparition, annoncée régulièrement, de ce salariat, de ce prolétariat qui n’en finit pas de s’étendre sous les coups de boutoir du capitalisme ?

Disparu le prolétariat ? A l’évidence, non, comme la réponse qu’il s’apprête à donner au référendum. Réduit à un rôle de machiniste ou de figurant dans un théâtre de circulation des capitaux et marchandises ? C’est le plan qui va être déjoué. La réhabilitation de la politique, c’est-à-dire de l’intervention citoyenne et de la démocratie, est à l’ordre du jour. C’est le message essentiel que nous qui refusons la camisole constitutionnelle libérale adressent à tous ceux qui, nombreux, pensent sincèrement agir en faveur d’une Europe sociale en votant oui, car il faudra lutter ensemble pour ne pas attendre de plan B de Bruxelles mais le bâtir nous-mêmes.

En commençant par expurger de toute constitution la moindre référence au libéralisme économique.
En soumettant toutes les institutions européennes au contrôle démocratique, notamment la Banque centrale pour rendre à la monnaie son statut de bien public.
En supprimant le Pacte de stabilité pour redonner aux budgets publics – l’européen et les nationaux – leur capacité à promouvoir un véritable développement non productiviste et égalitaire.
En rendant à la fiscalité sa fonction redistributrice.
En faisant des droits sociaux les valeurs premières : un salaire minimum dans tous les pays, l’égalité entre hommes et femmes, le temps de travail progressivement et continuellement réduit au fur et à mesure des gains de productivité, la protection sociale accessible à tous.
En garantissant le droit aux services publics placés hors d’atteinte du marché : l’éducation la santé, mais aussi le logement, l’eau et bientôt l’air et les connaissances.
En instaurant une véritable séparation des pouvoirs.

Le projet de constitution libérale est un étouffoir du politique pour laisser libre cours à la toute puissance du marché. La prééminence de celui-ci n’est pas un « méandre » pour contourner un obstacle et mieux atteindre le but d’une Europe politique, comme l’a dit Edgar Morin, mais c’est l’obstacle lui-même. Contre ceux qui jugeaient inutile de donner à lire un texte complexe, contre ceux qui conseillaient de ne pas lire la troisième partie, contre ceux qui regrettaient la procédure référendaire, le peuple va répondre en refusant ce que La Boétie avait appelé la « servitude volontaire ». Pour une renaissance, pour faire de ce printemps 2005 un moment d’histoire populaire. Tel est le sens de l’engagement des altermondialistes dans cette campagne.

Quand le peuple prend la parole, il acquiert le droit de vivre debout. Le non à cette constitution libérale est une pulsion de vie. Au contraire, que ce soit en Europe, en Amérique avec la zone de libre-échange de l’Alaska au Cap Horn projetée par George Bush, ou par le biais de l’OMC dont l’Accord général sur le commerce des services vise à libéraliser l’éducation, la santé et les services liés à l’environnement, la soumission à la logique du profit serait mortifère car il s’agit d’une logique sacrificielle : il faut sacrifier des millions de chômeurs pour que les dépenses sociales régressent, sacrifier des millions d’emplois pour que les cours boursiers s’envolent, sacrifier services publics et protection sociale pour que profitent les multinationales, sacrifier le développement de milliards d’individus pour qu’une minorité vive dans l’opulence et le gaspillage.

Nous n’avons pas la prétention de porter sur nos épaules les espoirs de l’humanité entière, mais nous avons la conviction de porter avec nous ce brin d’humanité qui nous fera toujours refuser d’être réduits à l’état de marchandise. Le monde n’est pas à vendre, l’Europe n’est pas à vendre. Nous ne sommes pas à vendre et nous ne nous laisserons pas acheter pour un plat de lentilles génétiquement modifiées. En ce printemps 2005, nous préférons refaire le temps des cerises.