La bourse ou la vie


L’économie atypique

Bertrand Larsabal

Le Passant Ordinaire, n° 45-46, juin-septembre 2003, p. 18-19


Connaissez-vous le SRAS ? C’est le Syndrome du Recul Aigu Social. Le virus est parti en 1979 des Etats-Unis sur le point de devenir reaganiens et de la Grande-Bretagne thatchérienne. A l’époque, on n’y prit pas assez garde. Actuellement, les victimes se comptent par milliards.

Les armes de destruction sociale massive
Ce virus s’est rapidement propagé dans toute l’Europe occidentale, notamment par le biais d’agents porteurs que l’on croyait sains et qui se sont révélés positifs : les gouvernements de gauche ou prétendus tels. Au même moment, des économistes plus fous que savants élevaient dans les laboratoires du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale des quantités astronomiques de germes pathogènes qu’ils placèrent ensuite entre deux chèques-cadeaux dans les pays pauvres à la recherche de crédits. Les savants fous nommèrent ces armes de destruction sociale massive « plans d’ajustement structurel ». Les ravages furent nombreux mais ils étaient attendus. Effets directs de la baisse imposée des dépenses sociales et des dépenses publiques, on enregistra une hausse de la mortalité infantile et un recul de la scolarisation, surtout des filles, en Afrique. Et le chef d’œuvre du FMI fut l’Argentine qui avait appliqué à la lettre ses directives : privatisations, suppression du système de retraites par répartition, parité fixe du peso contre le dollar. Le résultat fut une crise sociale d’une ampleur inégalée et qui fit reculer l’Argentine de quasiment trois quarts de siècle.
Satisfaits de leur bilan, les experts en démolition exportèrent en Russie et dans les pays libérés du joug stalinien leurs découvertes où elles firent merveille : auparavant, les habitants de ces pays avaient des droits sociaux mais pas de droits politiques ; aujourd’hui, ils n’ont plus de droits sociaux mais ils ont le droit d’élire un Eltsine ou un Poutine.
Cependant, la dissémination des virus détruisant les tissus sociaux comportait aux yeux des savants terroristes un gros défaut : elle était parcellaire, elle manquait de cohérence d’ensemble et elle se heurtait ici et là à des résistances sporadiques mais toujours sources d’inefficacité. Aussi fut imaginée une gouvernance mondiale pour accomplir le saut décisif qui rendrait impossible tout retour en arrière vers des systèmes sociaux plus hospitaliers dans les pays où les conquêtes sociales avaient été nombreuses au cours du XXe siècle et qui interdirait à jamais tout bond en avant dans les pays où ces conquêtes n’avaient pu encore être obtenues. L’Organisation mondiale du commerce est donc née en 1994 pour marchandiser ce qui ne l’était pas et pour libéraliser ce qui était maîtrisé par la collectivité. Mission lui fut donnée d’introduire le virus de destruction sociale dans deux secteurs épargnés jusqu’alors par cette maladie : les services publics et la protection sociale.

Le virus est prescrit par ordonnance : l’Accord Général sur le Commerce des Services
En 1998, grâce à une mobilisation citoyenne, l’Accord multilatéral sur l’investissement qui était secrètement négocié au sein de l’Organisation de coopération et de développement économique fut rejeté. L’OMC prit alors le relais et ouvrit un cycle de négociations entre les pays membres pour abolir définitivement toute entrave au commerce international, non seulement au commerce des produits de l’industrie et de l’agriculture, mais aussi des services, largement dispensés encore sur une base nationale.
L’AGCS est un accord-cadre, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas de limite, ni dans sa durée, ni dans son champ d’application. Son principe est de propager indéfiniment le virus, sans marche arrière possible, tel un cliquet. L’article 1 de ce traité stipule que les services « comprennent tous les services de tous les secteurs à l’exception des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ». On pourrait croire ainsi l’éducation et la santé publiques à l’abri du virus libéral. Non, car le traité précise aussitôt qu’« un service fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental s’entend de tout service qui n’est ni fourni sur une base commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Comme il existe déjà des écoles et des cliniques privées, les secteurs publics de l’éducation et de la santé sont menacés et à terme condamnés.
Les négociations au sein de l’OMC sur l’AGCS se déroulent en plusieurs étapes : l’incubation, la contagion et la destruction. Pour l’instant, ça incube. De février 2000 à juin 2002, chaque pays a exprimé à ses partenaires ses demandes d’ouverture de services à ses propres entreprises. Les Etats-Unis réclament que leurs multinationales aient accès partout dans le monde et surtout en Europe aux services financiers, à la communication et à l’éducation, notamment à l’Université et dans la formation continue. L’Europe demande aux Etats-Unis de lui ouvrir les services postaux, la distribution de l’eau et l’accès aux nappes phréatiques, la gestion des déchets, le transport et l’énergie. Les pays avaient ensuite jusqu’au 31 mars 2003 pour indiquer les secteurs dans lesquels ils étaient prêts à offrir leurs services à la concurrence étrangère. Le négociateur européen Pascal Lamy a juré ses grands dieux avoir exclu de ses offres l’audiovisuel, l’eau, la santé et l’éducation. Mais il a fait silence sur la recherche qui sera le cheval de Troie du virus libéral à l’intérieur de l’Université, en raison de la réduction des crédits publics à la recherche.

Le virus s’attaque à la protection sociale car elle crée trop de sécurité
La santé et les retraites coûtent cher. Surtout dans les pays où elles sont prises en charge par la collectivité : en France, environ un quart de toute la valeur ajoutée produite annuellement. Les apprentis sorciers de l’économie ont donc décidé d’inoculer le virus de destruction au sein de la protection sociale. Est-ce pour que les gens se soignent moins et meurent plus tôt ? Non, les Frankenstein ont quelque chose d’humain. Ils veulent simplement réduire la part de la protection qui est socialisée et augmenter celle que pourra récupérer le capital. Alors, quand la santé et les retraites seront privatisées, on n’entendra plus dire qu’elles coûtent trop cher ; au contraire, elles seront devenues par enchantement des bienfaits d’autant plus grands que l’on consommera beaucoup de médicaments et de journées d’hospitalisation. Pour l’instant, elles sont vouées aux gémonies : la sécurité sociale porte trop bien son nom, déplore le FMI.
Mais comment justifier devant la population la destruction de la santé publique et des retraites par répartition ? C’est tellement simple que ça peut même germer dans la tête d’un Premier ministre grand communicateur : on appelle remède le poison et poison le remède. Et, pour ne pas laisser le temps de réfléchir, on procède par slogans.
« Si l’on ne les réforme pas, les retraites sont condamnées ». Condamnées par cette réforme à voir s’envoler la richesse produite croissante.
« Il faut faire un effort partagé ». Partager la pénurie de la masse salariale tandis que les capitalistes ont le droit de s’approprier tous les surplus de croissance.
« C’est la seule manière de préserver le montant des retraites ». Elles diminueront de 20% en 2008, 30% en 2012, etc. Car elles seront amputées deux fois : par la diminution de la valeur de chaque annuité (par exemple, pour les fonctionnaires : 1,875% du salaire au lieu de 2% dans le cadre des 40 ans de cotisations) et par la décote pour chaque année manquante (3%, puis bientôt 5%). C’est la double peine, disent les responsables socialistes tout en approuvant le passage à 40 ans. Et ça, c’est le baiser de Judas.
« L’égalité des retraites du privé et du public est une mesure d’équité ». Les Français sont déclarés tous égaux en 2003 après avoir été discriminés en 1993.
« Il faut allonger la durée de cotisations pour augmenter le taux d’activité de la population. » Sans qu’il y ait un emploi de plus, ce sera les jeunes au chômage et les vieux au boulot.
« Il faut augmenter la durée du travail », disaient les maîtres des forges et des mines au XIXe siècle, les chefs des 200 familles en 1936 et leur digne héritier en 2003, le Baron Seillière qui prêche « la France au travail » pour nourrir le capital.
« Les Français seront libres de compléter leur retraite avec leur épargne capitalisée ». Pour ceux qui ont zéro, zéro rapportera zéro. Pour ceux qui ont beaucoup de zéros précédés d’un chiffre non nul, ça rapportera beaucoup de zéros précédés… Et d’où viendront les zéros précédés… ? Du travail de ceux qui ont zéro.
« On ne peut pas augmenter les cotisations sociales versées aux caisses de la Sécurité sociale car les prélèvements obligatoires sont déjà trop élevés. » Mais on peut augmenter les primes versées aux compagnies d’assurance et aux fonds de pension en souscrivant à des plans de retraites par capitalisation. Comprenne qui pourra.

Nous sommes dans une économie atypique. Le capitalisme a besoin de détruire pour s’étendre. Il a besoin de s’étendre pour durer. Il n’y a qu’un seul antidote à la contagion par le SRAS, Syndrome du Recul Aigu Social : la grève générale. En mai ou plus tard, mais n’attendons pas trop. Plus la contagion se répand, plus la destruction risque d’être massive. « Ce n’est pas la rue qui gouverne » a tonitrué Raffarin : en plus d’être le contaminateur principal du virus libéral dans notre pays, il ignore tout de l’Histoire de France.
Cette chronique « La bourse ou la vie » a juste cinq ans. Bon anniversaire. Depuis le début, le fil rouge est : il faut choisir entre notre vie ou l’accumulation de capital.
Avec le SRAS, c’est plus vrai que jamais.